La route de la servitude - Chapitre II
🔗Chapitre II — La grande utopie
Ce qui fait de l’État un enfer, c’est que l’homme essaie d’en faire un paradis.
— F. Hölderlin
Le fait que le socialisme ait supplanté le libéralisme dans l’esprit de la majorité des gens épris de progrès ne signifie pas simplement qu’on avait oublié les avertissements des grands penseurs libéraux du passé sur les conséquences du collectivisme. Cela est arrivé parce qu’ils ont acquis des convictions exactement contraires aux prédictions de ces penseurs. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que ce même socialisme, en qui non seulement on avait de bonne heure reconnu le plus grave danger pour la liberté mais encore qui avait débuté tout à fait ouvertement comme une réaction contre le libéralisme de la Révolution française, ce même socialisme se fit adopter par tous sous le drapeau de la liberté. On se souvient rarement aujourd’hui que le socialisme à ses débuts était franchement autoritaire. Les écrivains français qui posèrent les fondations du socialisme moderne étaient convaincus que leurs idées ne pouvaient être mises en pratique que par un gouvernement dictatorial. À leurs yeux, le socialisme signifiait une tentative pour « achever la révolution » par une réorganisation délibérée de la société sur un plan hiérarchique et l’exercice d’un « pouvoir spirituel » de coercition. Les fondateurs du socialisme ne faisaient pas mystère de leurs intentions à l’égard de la liberté. Ils considéraient la liberté de pensée comme la source de tous les maux du XIXe siècle et le premier des planistes modernes, Saint-Simon, prédisait même que ceux qui n’obéiraient pas à ses plans seraient « traités comme du bétail ».
C’est seulement sous l’influence des forts courants démocratiques qui précédèrent la révolution de 1848 que le socialisme commença à s’allier avec les forces de liberté. Mais il fallut longtemps au nouveau « socialisme démocratique » pour justifier les soupçons provoqués par ses antécédents. Personne n’a vu plus clairement que de Tocqueville que la démocratie, institution essentiellement individualiste, était inconciliable avec le socialisme :
La démocratie étend la sphère de l’indépendance individuelle,
le socialisme la resserre. La démocratie donne toute sa valeur
possible à chaque homme, le socialisme fait de chaque homme
un agent, un instrument, un chiffre. La démocratie et le socialisme
ne se tiennent que par un mot, l’égalité ; mais remarquez la différence :
la démocratie veut l’égalité dans la liberté et le socialisme veut l’égalité
dans la gêne et dans la servitude[1].
Mais c’est la promesse d’une liberté nouvelle qui donna au socialisme son irrésistible attrait. C’est précisément parce qu’il promettait la délivrance des « entraves » de la liberté économique, la suppression du pouvoir de l’argent, l’avènement de la « vraie liberté », que le socialisme a séduit tant de cœurs généreux. Mais en changeant ainsi le sens du mot liberté, on en est venu à ne plus comprendre ce qu’on perdait en échange de la liberté promise, ni ce que signifiait réellement cette nouvelle liberté.
Le mot liberté, en effet, a changé de sens. Pour le libéralisme classique, la liberté consistait à être affranchi de la contrainte des autres hommes aussi bien que de celle de l’État. Pour le socialisme moderne, la liberté signifie la soumission à un pouvoir rationnellement organisé qui garantit à chacun la sécurité et l’égalité matérielle. Ainsi, le socialisme a fini par revendiquer au nom de la liberté l’extension de la contrainte collective.
Ce déplacement du sens du mot liberté explique l’enthousiasme qui a accompagné la montée du socialisme, mais aussi la confusion profonde qui règne aujourd’hui sur la nature de la liberté. Il n’est pas possible de dissiper ce malentendu sans examiner attentivement ce que recouvre ce mot dans la tradition libérale et dans la tradition socialiste.
Il existe en fait deux traditions opposées : l’une, la tradition libérale, pour qui la liberté est absence de coercition, c’est-à-dire possibilité pour chacun de poursuivre ses fins propres dans les limites fixées par une loi générale ; l’autre, la tradition socialiste, pour qui la liberté est participation à une volonté collective, c’est-à-dire soumission à un ordre imposé à tous pour le bien de tous.
Cette ambiguïté du mot liberté est à l’origine de bien des méprises. Beaucoup de ceux qui se déclarent aujourd’hui socialistes croient encore poursuivre le même idéal de liberté que les libéraux du XIXe siècle, alors qu’ils poursuivent en fait un idéal radicalement différent. C’est pourquoi tant de discussions sur la liberté sont sans issue, chacun des interlocuteurs donnant à ce mot un sens différent.
En même temps que le sens du mot liberté changeait, de nouveaux soucis apparaissaient. Le progrès matériel, la sécurité économique, l’égalité réelle sont devenus des fins plus importantes que la liberté individuelle. On a cru pouvoir sacrifier la liberté « formelle » à ces fins plus « réelles » sans se rendre compte que l’on risquait de perdre la liberté tout court.
Il importe de bien comprendre que le socialisme n’est pas seulement une doctrine économique, mais une utopie, une vision globale de la société et de l’homme. Et c’est cette utopie qui a conquis la majorité des hommes de progrès. Ce n’est pas en invoquant les échecs partiels du socialisme réellement existant qu’on pourra dissiper cette aspiration. Tant que l’utopie socialiste gardera son prestige, tant que la tradition libérale ne sera pas comprise dans sa profondeur, la question de la liberté restera sans solution.
Aussi longtemps que le socialisme restera l’idéal incontesté de la majorité, il sera vain d’espérer le retour à la société libre. Il ne suffit pas de dénoncer les défauts du socialisme réel pour ébranler la foi dans l’utopie ; il faudrait la disséquer dans tous ses aspects, voir à quelles conséquences logiques aboutit son application intégrale, et montrer que la société libre qu’elle prétend réaliser est une contradiction dans les termes. Mais tant que cette analyse n’aura pas été faite, tant que subsistera la croyance que le socialisme peut être compatible avec la liberté, il sera impossible de résister à la marche vers la servitude.
C’est pourquoi il est si difficile de lutter contre le socialisme : il ne s’agit pas seulement d’une erreur technique, mais d’une foi, d’un idéal qui s’est emparé des cœurs et des esprits. Rien ne sera changé tant que cette foi ne sera pas mise à l’épreuve des faits et de la logique, tant qu’on ne verra pas qu’elle conduit à l’opposé de ce qu’elle promet, tant qu’on ne reconnaîtra pas que le socialisme, loin de garantir la liberté, en est la négation même, et qu’il n’y a pas de solution tant que la question n’aura pas été disséquée dans tous ses aspects.
🔗Notes de bas de page
Source.
Alexis de Tocqueville, cité par Hayek, sur la différence fondamentale entre démocratie et socialisme. ↩︎