La route de la servitude - Chapitre I

🔗Chapitre I — La route abandonnée

Un programme dont la thèse essentielle est non pas que le système de l’entreprise libre et du profit a échoué dans notre génération, mais qu’il n’a pas encore été essayé.
— F. D. Roosevelt

Lorsque le cours de la civilisation fait un tournant inattendu, lorsqu’au lieu du progrès continu que nous espérions nous nous voyons menacés de périls qui nous rappellent une barbarie révolue, nous accusons tout, sauf nous-mêmes. Ne nous sommes-nous pas tous efforcés selon nos meilleures lumières, nos meilleurs esprits n’ont-ils pas travaillé sans relâche à rendre notre monde meilleur ? Tous nos efforts n’ont-ils pas été dirigés vers un accroissement de la liberté, de la justice et de la prospérité ? Si le résultat est si différent de celui que nous visions, si, au lieu de la liberté et de la prospérité, nous nous trouvons face à l’esclavage et la misère, n’est-il pas évident que des forces pernicieuses ont déjoué nos desseins, que nous sommes victimes d’une puissance maléfique qu’il faut vaincre avant de pouvoir reprendre la route du mieux-être ? Nous ne sommes pas d’accord sur le coupable : nous accusons qui le méchant capitaliste, qui la méchanceté de telle ou telle nation, qui la stupidité de nos aînés, qui un régime social non encore entièrement abattu, bien que nous le combattions depuis un demi-siècle. Mais nous sommes tous, ou du moins nous étions tous récemment convaincus d’une chose : les idées dominantes qui, jusqu’au cours de la dernière génération, ont été adoptées par la plupart des hommes de bonne volonté et ont déterminé les transformations essentielles de notre vie sociale, ces idées ne peuvent pas être fausses. Nous sommes prêts à accepter toutes les explications de la crise actuelle de notre civilisation sauf une : à savoir que l’état actuel du monde résulte peut-être d’une véritable erreur de notre part, et que la recherche de certains des idéaux qui nous sont les plus chers a produit des résultats tout à fait différents de ceux que nous attendions.

À l’heure où toutes nos énergies tendent à gagner la guerre, nous avons parfois du mal à nous rappeler que, dès avant cette guerre, les valeurs pour lesquelles nous combattons aujourd’hui étaient menacées chez nous et détruites ailleurs. À cette heure, les idéaux en cause sont représentés par des nations en guerre qui luttent pour leur existence ; mais n’oublions pas que ce conflit est né d’une lutte d’idées au sein de ce qui, naguère, était encore une civilisation commune à toute l’Europe ; et que les tendances qui ont abouti à la création des régimes totalitaires n’existaient pas seulement dans les pays qui s’y sont soumis. Aujourd’hui, il s’agit avant tout de gagner la guerre. Mais une fois la guerre gagnée, il faudra de nouveau faire face aux problèmes essentiels et trouver le moyen d’éviter le destin qui s’est abattu sur des civilisations apparentées à la nôtre.

Il est évidemment assez difficile de considérer l’Allemagne et l’Italie, ou la Russie, non pas comme des mondes différents, mais comme des produits d’une évolution d’idées à laquelle nous avons participé. Il est plus facile et plus rassurant de penser, tout au moins en ce qui concerne nos ennemis, qu’ils sont entièrement différents de nous et que ce qui est arrivé chez eux ne peut pas arriver chez nous. Et pourtant l’histoire de ces pays durant les années qui ont précédé l’ascension du totalitarisme offre peu de traits qui ne nous soient familiers. Le conflit extérieur résulte d’une transformation de la pensée européenne qui, chez certains, a été beaucoup plus rapide que chez nous, au point de provoquer un conflit inexpiable entre leur idéal et le nôtre. Mais cette transformation n’a pas manqué de nous affecter nous aussi.

Ce sont des idées nouvelles, ce sont des volontés humaines qui ont rendu le monde tel qu’il est aujourd’hui. Les hommes n’avaient pas prévu le résultat. Et aucune modification spontanée des faits ne nous obligeait à y adapter notre pensée. Voilà ce qu’il est particulièrement difficile aux Anglais de comprendre, peut-être parce que, heureusement pour eux, ils sont restés en retard sur la plupart des peuples européens dans la voie de cette évolution. Nous continuons à considérer les idéaux qui nous ont guidés depuis une génération et nous guident encore, comme destinés à ne se réaliser que dans l’avenir, et ne nous rendons pas compte à quel point, depuis vingt-cinq ans, ils ont déjà transformé non seulement le monde, mais aussi notre pays. Nous croyons encore que jusqu’à une époque très récente nous étions gouvernés par ce qu’on appelle en termes vagues : les idées du XIXe siècle, ou le principe du laissez-faire. En comparaison avec d’autres pays, et du point de vue de ceux qui sont impatients d’accélérer l’évolution, cette croyance peut paraître justifiée. Certes, jusqu’en 1931, l’Angleterre n’a suivi que lentement la voie dans laquelle d’autres l’avaient précédée. Mais dès cette époque, nous étions déjà arrivés si loin que seuls ceux qui se souviennent de l’autre avant-guerre savent à quoi ressemble un monde libéral[1].

Le point crucial, que si peu de gens connaissent encore ici, c’est non seulement l’immensité des transformations qui ont eu lieu au cours de la dernière génération, mais encore le fait qu’elles signifient une modification complète de la direction du mouvement de nos idées et de notre ordre social. Depuis vingt-cinq ans au moins avant le moment où le spectre du totalitarisme est devenu une menace immédiate, nous nous sommes progressivement écartés des idéaux essentiels sur lesquels la civilisation européenne est fondée. Ce mouvement, dans lequel nous nous sommes engagés avec tant d’espoirs et d’ambitions, nous a menés devant l’horreur totalitaire : notre génération en a été profondément ébranlée, et elle persiste à refuser d’établir une relation entre les deux faits. Pourtant cette évolution ne fait que confirmer les avertissements des pères de la philosophie libérale que nous professons encore. Nous avons peu à peu abandonné cette liberté économique sans laquelle la liberté personnelle et politique n’a jamais existé. Deux des plus grands penseurs politiques du XIXe siècle, de Tocqueville et Lord Acton, nous avaient dit que le socialisme signifie l’esclavage. Mais nous n’avons cessé d’aller vers le socialisme. Aujourd’hui, nous avons vu une nouvelle forme d’esclavage surgir devant nos yeux. Et c’est à peine si nous nous rendons compte que les deux choses sont liées[2].

La tendance moderne vers le socialisme signifie une rupture brutale, non seulement avec le passé récent, mais encore avec toute l’évolution de la civilisation occidentale. On s’en rend compte en considérant cette tendance, non plus seulement dans le cadre du XIXe siècle, mais dans une perspective historique plus vaste. Nous abandonnons rapidement, non seulement les idées de Cobden et de Bright, d’Adam Smith et de Hume, ou même de Locke et de Milton, mais encore une des caractéristiques les plus saillantes de la civilisation occidentale telle qu’elle s’est édifiée sur les fondations posées par le christianisme, par la Grèce et par Rome. Ce qu’on abandonne peu à peu, ce n’est pas simplement le libéralisme du XIXe et du XVIIIe siècle, mais encore l’individualisme fondamental que nous avons hérité d’Érasme et de Montaigne, de Cicéron et de Tacite, de Périclès et de Thucydide.

Le chef nazi qui a défini la révolution nationale-socialiste comme une Contre-Renaissance ne savait peut-être pas à quel point il disait vrai. Cette révolution a été l’acte essentiel de destruction d’une civilisation que l’homme édifiait depuis l’époque de la Renaissance et qui était avant tout individualiste. Le mot individualisme est assez mal sonnant de nos jours, et il a fini par évoquer l’égoïsme. Mais l’individualisme dont nous parlons pour l’opposer au socialisme et à toutes les autres formes de collectivisme n’a pas nécessairement de rapport avec l’égoïsme. Ce n’est que petit à petit qu’il nous sera possible au cours de cet ouvrage d’expliquer le contraste entre les deux principes. En quoi consiste donc cet individualisme dont les éléments, fournis par le christianisme et par l’Antiquité classique, ont connu leur premier développement complet lors de la Renaissance et sont ensuite devenus ce que nous appelons la civilisation de l’Europe occidentale ? Respecter l’individu en tant que tel, reconnaître que ses opinions et ses goûts n’appartiennent qu’à lui, dans sa sphère, si étroitement qu’elle soit circonscrite, c’est croire qu’il est désirable que les hommes développent leurs dons et leurs tendances individuels. On a tant usé du mot « liberté » qu’on hésite à l’employer pour définir l’idéal qu’il a représenté depuis la Renaissance. Le mot « tolérance » est peut-être le seul à conserver la pleine signification d’un principe qui, après une longue ascension, a connu depuis peu un rapide déclin et a fini par disparaître complètement avec l’apparition de l’État totalitaire[3].

La transformation progressive d’un système rigidement hiérarchique en un régime où l’homme peut au moins essayer de modeler son destin, où il a l’occasion de connaître plusieurs genres de vie et de choisir entre eux, cette transformation est étroitement liée au développement du commerce. Partie des cités commerciales de l’Italie du Nord, la nouvelle conception de la vie s’est répandue avec le commerce vers l’Ouest et le Nord, à travers la France et l’Allemagne jusqu’aux Pays-Bas et aux îles Britanniques, s’enracinant fermement partout où il n’y avait pas de despotisme politique pour l’étouffer. C’est dans les Pays-Bas et en Grande-Bretagne qu’elle a connu son développement le plus complet, et qu’elle a pu, pour la première fois, croître librement et devenir la base de la vie politique et sociale. C’est de là qu’à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe elle a recommencé à se répandre, sous une forme plus évoluée, vers l’Est et l’Ouest, vers le Nouveau Monde et vers l’Europe centrale où des guerres dévastatrices et l’oppression politique avaient auparavant empêché son développement[4].

Au cours de toute cette période moderne de l’histoire européenne, l’évolution sociale a tendu d’une façon générale à libérer l’individu des liens traditionnels ou obligatoires qui entravaient son activité quotidienne. Après un certain progrès dans ce sens, on commença à comprendre que les efforts spontanés et libres des individus pouvaient déterminer un système complexe d’activités économiques. Cette activité économique librement développée, résultat imprévu de la liberté politique, finit par provoquer l’élaboration d’une théorie cohérente de la liberté économique.

Un des résultats les plus importants de la libération des énergies individuelles a peut-être été le merveilleux développement de la science qui a suivi le mouvement de la liberté individuelle d’Italie en Angleterre et au-delà. Certes, les facultés inventives de l’homme n’avaient pas été moindres auparavant. On avait su construire un grand nombre de jouets et d’autres mécaniques, cependant que la technique industrielle demeurait stationnaire. D’autre part, les industries qui n’avaient pas été soumises à des contrôles restrictifs, comme l’industrie minière et l’horlogerie, avaient fait de grands progrès. Mais les rares tentatives faites pour étendre l’usage industriel des inventions mécaniques, dont certaines étaient remarquablement perfectionnées, furent rapidement étouffées. Le désir de s’instruire fut frustré aussi longtemps que les idées dominantes restaient obligatoires pour tous. Les croyances et l’éthique de la majorité barraient la route à tout novateur. Mais, dès que la liberté industrielle eut ouvert la voie au libre usage des connaissances nouvelles, dès que tout homme capable de courir un risque eut reçu la possibilité de tenter n’importe quelle expérience, souvent à l’insu des autorités chargées de surveiller l’enseignement, alors, et alors seulement la science put faire les immenses progrès qui, au cours des cent cinquante dernières années, ont changé la face de l’univers.

Comme il arrive souvent, la nature de notre civilisation a été plus clairement discernée par ses ennemis que par la plupart de ses amis : « l’éternelle maladie occidentale, la révolte de l’individu contre l’espèce » comme disait ce totalitaire du XIXe siècle, Auguste Comte, a bien été la force qui a construit notre civilisation. Ce que le XIXe siècle a ajouté à l’individualisme de la période antérieure a simplement consisté à donner à toutes les classes la conscience de la liberté, à développer systématiquement et sans discontinuer ce qui s’était répandu au hasard et par places, enfin à le faire passer d’Angleterre et de Hollande à la plus grande partie du continent européen.

Le résultat dépassa toutes les espérances. Partout où s’abolissaient les obstacles au libre exercice de l’ingéniosité humaine, l’homme devenait rapidement capable de satisfaire des désirs sans cesse plus étendus. L’élévation du niveau de vie révéla rapidement l’existence dans la société de points extrêmement sombres, que les hommes n’étaient plus disposés à tolérer, mais toutes les classes purent en fait bénéficier du progrès général. Nous ne saurions rendre justice à cette croissance stupéfiante en la mesurant avec nos valeurs actuelles, qui résultent elles-mêmes de cette croissance et rendent aujourd’hui évidentes un grand nombre de lacunes. Pour apprécier ce qu’elle signifiait aux yeux de ceux qui y participèrent, il faut nous souvenir de ce qu’étaient les espoirs et les vœux de l’humanité lorsqu’elle commença. Et il est incontestable que son succès a dépassé les espoirs les plus fous. Vers le début du XXe siècle, dans le monde occidental, le travailleur avait atteint un degré de confort matériel, de sécurité et d’indépendance personnelle qui aurait à peine paru possible cent ans auparavant.

Ce qui, dans l’avenir, apparaîtra comme l’effet le plus significatif et le plus puissant de ce succès, c’est le fait qu’il a donné aux hommes un sens tout nouveau de leur pouvoir sur leur propre destin, une croyance en la possibilité illimitée d’améliorer leur sort. Avec le succès croissait l’ambition, et l’homme avait pleinement le droit d’être ambitieux. La promesse naguère enivrante parut insuffisante, et le rythme du progrès trop lent ; et les principes qui avaient rendu ce progrès possible dans le passé en vinrent à être considérés bien plus comme des obstacles à un progrès plus rapide, obstacles qu’il fallait balayer impatiemment, que comme les conditions indispensables pour préserver et développer les résultats déjà acquis.

Il n’y a rien dans les principes du libéralisme qui permette d’en faire un dogme immuable ; il n’y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental : à savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées, et recourir le moins possible à la coercition. Mais ce principe peut comporter une infinie variété d’applications. Il y a, en particulier, une immense différence entre créer délibérément un système où la concurrence jouera le rôle le plus bienfaisant possible, et accepter passivement les institutions telles qu’elles sont. Rien n’a sans doute tant nui à la cause libérale que l’insistance butée de certains libéraux sur certains principes massifs, comme avant tout la règle du laissez-faire. Mais c’était en un sens nécessaire et inévitable. D’innombrables intérêts pouvaient montrer que certaines mesures particulières procureraient des bénéfices immédiats et évidents à certains, cependant que le mal qu’elles causeraient restait plus indirect et moins perceptible. Là contre, seule une règle rigide et prompte pouvait être efficace. Comme un préjugé favorable s’était établi en faveur de la liberté industrielle, la tentation de la présenter comme une règle dépourvue d’exceptions était parfois irrésistible.

Une fois cette attitude prise par maints vulgarisateurs de la doctrine libérale, il était inévitable que leur position s’écroulât tout entière dès qu’elle était percée en un point. Cette position fut encore affaiblie par la lenteur inévitable d’une politique qui se proposait l’amélioration progressive du cadre des institutions d’une société libre. Ce progrès dépendait du développement de notre compréhension des forces sociales et des conditions les plus favorables à leur fonctionnement efficace. Puisque la tâche consistait à aider ces forces, et à les compléter chaque fois qu’il était nécessaire, il fallait avant tout les comprendre. L’attitude d’un libéral à l’égard de la société est comme celle d’un jardinier qui cultive une plante, et qui, pour créer les conditions les plus favorables à sa croissance, doit connaître le mieux possible sa structure et ses fonctions.

Aucun homme sensé n’aurait dû douter que les règles grossières par lesquelles s’exprimaient les principes de la politique économique du XIXe siècle ne représentaient qu’un commencement, que nous avions encore beaucoup à apprendre, et qu’il y avait encore d’immenses possibilités de progrès dans la direction que nous avions suivie. Mais ce progrès exigeait une maîtrise intellectuelle croissante des forces dont nous avions à nous servir. Pour un grand nombre de tâches essentielles, telles que la manipulation du système monétaire, ou le contrôle et la prévention des monopoles, pour un nombre plus grand encore de tâches à peine moins importantes dans d’autres domaines, les gouvernements possédaient d’énormes pouvoirs, en bien comme en mal. Il y avait toute raison d’espérer qu’en comprenant mieux les problèmes nous deviendrions quelque jour capables d’utiliser ces pouvoirs efficacement.

Mais cependant que le progrès vers ce qu’on appelle communément l’action « positive » restait nécessairement lent, et cependant qu’en matière d’améliorations immédiates le libéralisme devait en grande partie s’en remettre à l’accroissement progressif de la richesse provoqué par la liberté, il devait sans cesse combattre des propositions qui menaçaient sa marche en avant. Il en vint à être considéré comme un dogme « négatif » parce qu’il ne pouvait offrir aux individus guère plus qu’une part du progrès commun, progrès qu’on trouvait de plus en plus naturel et en lequel on ne reconnaissait plus le résultat de la politique de liberté. On peut même dire que le succès même du libéralisme devint la cause de son déclin. Le succès déjà atteint rendit l’homme de moins en moins désireux de tolérer les maux encore existants, qui apparurent à la fois insupportables et inutiles.

La lenteur des progrès de la politique libérale, la juste irritation contre ceux qui se servaient de la phraséologie libérale pour défendre des privilèges anti-sociaux, et l’ambition illimitée que légitimaient en apparence les améliorations matérielles déjà atteintes, tout cela fit que vers la fin du siècle la croyance dans les principes essentiels du libéralisme fut de plus en plus abandonnée. Les résultats atteints apparurent comme une possession sûre et impérissable, acquise une fois pour toutes. Le peuple fixa son regard sur les exigences nouvelles, dont la rapide satisfaction paraissait entravée par l’adhésion aux vieux principes. On admit de plus en plus qu’un nouveau progrès ne pouvait être atteint dans le cadre qui avait permis les premiers progrès, et qu’il fallait une refonte totale de la société. Il ne s’agissait plus d’augmenter ou d’améliorer l’outillage existant, mais de le mettre tout entier au rebut et de le remplacer. Et comme les espoirs de la nouvelle génération se concentraient sur quelque chose d’entièrement nouveau, on s’intéressa de moins en moins au fonctionnement de la société existante, et on le comprit de moins en moins. Et moins nous comprenions le fonctionnement du système de la liberté, moins nous nous rendions compte de ce qui dépendait de son existence.

Ce changement de point de vue fut encouragé par un transfert inconsidéré aux problèmes sociaux des habitudes de pensée engendrées par le maniement des problèmes familiers aux techniciens et aux ingénieurs. Ces habitudes tendaient en même temps à discréditer les résultats d’études sociales antérieures qui n’étaient pas conformes à leurs préjugés, et à imposer un idéal d’organisation dans une sphère à laquelle il n’est pas approprié[5]. Mais ce n’est pas ici le lieu de discuter cet aspect de la question. Ce que nous voulons montrer c’est à quel point notre changement d’attitude à l’égard de la société a été complet, bien qu’il se soit produit graduellement et par étapes imperceptibles. À chaque étape, il semblait n’y avoir qu’une différence de degré. Mais en fin de compte, il en résulta une différence fondamentale entre l’attitude libérale ancienne et l’attitude présente devant les problèmes sociaux. Ce changement aboutit à un renversement total de la tendance que nous avons esquissée, à un abandon complet de la tradition individualiste qui a créé la civilisation occidentale.

Selon les idées aujourd’hui dominantes, il ne s’agit plus de savoir comment utiliser au mieux les forces spontanées qu’on trouve dans une société libre. Nous avons entrepris de nous passer des forces qui produisaient des résultats imprévus et de remplacer le mécanisme impersonnel et anonyme du marché par une direction collective et « consciente » de toutes les forces sociales en vue d’objectifs délibérément choisis. Le meilleur exemple nous est fourni par la position extrême prise dans un livre qui a eu beaucoup de succès, et dont nous aurons à commenter plus d’une fois le programme d’un « plan pour la liberté ».

Nous n’avons jamais eu à établir et à diriger (écrit le docteur Karl Mannheim) tout le système de la nature comme nous sommes aujourd’hui forcés de le faire avec la société… L’humanité tend de plus en plus à réglementer la totalité de sa vie sociale, bien qu’elle n’ait jamais tenté de créer une seconde nature[6].

Il est significatif que ce changement de tendance ait coïncidé avec un renversement de la direction dans laquelle les idées se sont déplacées dans l’espace. Pendant plus de deux siècles, les idées anglaises s’étaient répandues vers l’Est. La règle de liberté élaborée en Angleterre semblait destinée à s’étendre au monde entier. Vers 1870, le domaine de ces idées avait probablement atteint la limite de son expansion vers l’Est. À partir de ce moment, il commença à reculer et un nouveau jeu d’idées, non point neuves mais en vérité très anciennes, commencèrent à venir de l’Est. L’Angleterre perdit sa maîtrise intellectuelle dans le domaine politique et social et devint un pays importateur d’idées. Pendant les soixante années qui suivirent, l’Allemagne devint le centre à partir duquel les idées destinées à gouverner le monde au XXe siècle se répandaient vers l’Est et l’Ouest. Qu’il s’agisse de Hegel ou de Marx, de List ou de Schmoller, de Sombart ou de Mannheim, d’un socialisme extrémiste ou de simple « organisation » ou de « planisme » moins radical, partout on importait avec empressement les idées allemandes et l’on imitait les institutions allemandes. La plupart de ces idées nouvelles, et singulièrement le socialisme, n’étaient pas nées en Allemagne. Mais ce fut en Allemagne qu’elles se perfectionnèrent et atteignirent leur plus complet développement au cours du dernier quart du XIXe et du premier quart du XXe siècle. On oublie souvent aujourd’hui l’avance considérable que l’Allemagne a prise au cours de cette période dans le développement théorique et pratique du socialisme. Une génération avant que le socialisme fût sérieusement discuté en Angleterre, l’Allemagne avait déjà un fort parti socialiste dans son parlement. Jusqu’à une époque très récente, le développement doctrinal du socialisme s’est presque entièrement produit en Allemagne et en Autriche, en sorte qu’aujourd’hui même, la discussion russe est en grande partie reprise au point où les Allemands l’ont laissée ; la plupart des socialistes anglais ne savent pas encore que la plus grande partie des problèmes qu’ils commencent à découvrir ont été discutés à fond par les socialistes allemands depuis longtemps[7].

L’influence intellectuelle que les penseurs allemands ont pu exercer sur le monde entier au cours de cette période a été appuyée non seulement par le grand progrès matériel de l’Allemagne, mais encore par l’extraordinaire renommée que les penseurs et les savants allemands avaient acquise au cours des cent années précédentes, alors que l’Allemagne était redevenue un membre intégral, voire dirigeant, de la civilisation commune à l’Europe. Mais elle servit bientôt à diffuser, à partir de l’Allemagne, des idées dirigées contre les fondements de cette civilisation. Les Allemands eux-mêmes — ou tout au moins ceux d’entre eux qui diffusaient ces idées — étaient parfaitement conscients du conflit. Ce qui avait été héritage commun de la civilisation européenne devint pour eux, longtemps avant les nazis, la civilisation « occidentale », ce mot signifiant désormais : située à l’ouest du Rhin. Ce qui était « occidental » c’était désormais le libéralisme et la démocratie, le capitalisme et l’individualisme, le libre-échange, l’internationalisme et l’amour de la paix sous toutes leurs formes.

Mais en dépit du mépris mal dissimulé qu’un nombre sans cesse croissant d’Allemands portaient à ces idées « creuses » des occidentaux, ou peut-être à cause de ce mépris, les occidentaux continuèrent à importer des idées allemandes. On arriva même à leur faire croire que leurs propres convictions antérieures n’étaient rien d’autre que l’expression d’intérêts égoïstes, que le libre-échange était une doctrine inventée pour servir les intérêts britanniques, que les idéaux politiques que l’Angleterre avait donnés au monde étaient irrémédiablement démodés et qu’il y avait lieu d’en rougir.


🔗Notes de bas de page

Source.


  1. En 1931, le rapport MacMillan parlait déjà du « récent changement de point de vue du gouvernement de notre pays, de son souci croissant, sans distinction de parti, de diriger la vie des gens ». Il ajoutait que « le Parlement vote de plus en plus de lois qui ont pour but délibéré de réglementer les affaires quotidiennes de la collectivité et il intervient aujourd’hui dans des domaines que l’on considérait comme entièrement étrangers à sa compétence ». La même année, quelque temps après, le pays finit par faire le plongeon et dans la brève et triste période de 1931 à 1939, il a transformé son système économique au point de le rendre méconnaissable. ↩︎

  2. La tendance moderne vers le socialisme signifie une rupture brutale… Deux des plus grands penseurs politiques du XIXe siècle, de Tocqueville et Lord Acton, nous avaient dit que le socialisme signifie l’esclavage. ↩︎

  3. Des avertissements encore plus récents, et redoutablement justifiés, ont été presque entièrement oubliés. Il n’y a pas trente ans que M. Hilaire Belloc, dans un livre qui explique ce qui s’est passé depuis en Allemagne mieux que la plupart des ouvrages écrits après les événements en question, disait que « l’effet de la doctrine socialiste sur la société capitaliste est de produire une troisième chose, différente de celles qui l’ont fait naître, à savoir l’État Servile » (L’État servile, 1913, 3e éd., 1927, p. xiv). ↩︎

  4. L’assujettissement et la destruction partielle de la bourgeoisie allemande par les princes aux XVe et XVIe siècles a été un événement gros de conséquences, dont certaines sont encore perceptibles aujourd’hui. ↩︎

  5. Ces habitudes tendaient en même temps à discréditer les résultats d’études sociales antérieures qui n’étaient pas conformes à leurs préjugés, et à imposer un idéal d’organisation dans une sphère à laquelle il n’est pas approprié. ↩︎

  6. Karl Mannheim, Man and Society in the Age of Reconstruction, 1940, p. 175. ↩︎

  7. L’auteur a essayé de retracer les débuts de cette évolution dans deux séries d’articles : « La Science et l’étude de la Société » et « La contre-révolution scientifique », parues dans Economica, 1941-1944. ↩︎