La route de la servitude - Introduction

🔗Introduction

Peu de découvertes sont plus irritantes que celles qui révèlent la paternité des idées. — Lord Acton

Les événements contemporains ne sont pas de l’histoire. Nous ne savons pas quels effets ils produiront. Avec un certain recul, il nous est possible d’apprécier le sens des événements passés et de retracer les conséquences qu’ils ont eues. Mais l’histoire, au moment où elle se déroule, n’est pas encore de l’histoire pour nous. Elle nous mène à une terre inconnue et nous ne pouvons que rarement avoir une échappée sur ce qui nous attend. Il en serait tout autrement s’il nous était donné de revivre les mêmes événements en sachant tout ce que nous avons vu auparavant. Les choses nous paraîtraient bien différentes. Et des changements que nous remarquons à peine nous sembleraient très importants et souvent très inquiétants. Il est sans doute heureux que l’homme ne puisse faire une telle expérience et ne connaisse aucune loi qui s’impose à l’histoire.

Cependant, quoique l’histoire ne se répète jamais tout à fait et précisément parce qu’aucun développement n’est inévitable, nous pouvons jusqu’à un certain point apprendre du passé comment éviter d’y retomber. On n’a pas besoin d’être un prophète pour se rendre compte qu’un danger vous menace. Une combinaison accidentelle d’expérience et d’intérêt permet souvent à un homme de voir les choses comme peu de gens les voient.

Les pages qui suivent sont le résultat d’une expérience ressemblant d’aussi près que possible à celle qui consisterait à vivre deux fois la même période, ou à assister deux fois à une évolution d’idées presque identiques. C’est une expérience qu’on ne peut guère faire qu’en changeant de pays, qu’en vivant longtemps dans des pays différents. Les influences auxquelles obéit le mouvement des idées dans la plupart des pays civilisés sont presque les mêmes, mais elles ne s’exercent pas nécessairement en même temps ni au même rythme. On peut ainsi, en quittant un pays pour un autre, assister deux fois à des phases analogues de l’évolution intellectuelle. Les sens deviennent alors particulièrement aiguisés. Lorsqu’on entend exprimer des opinions ou recommander des mesures qu’on a déjà connues vingt ou vingt-cinq ans auparavant, elles prennent une valeur nouvelle de symptômes.

Elles suggèrent que les choses, sinon nécessairement, du moins probablement, vont se passer de la même façon.

J’ai maintenant une vérité désagréable à dire : à savoir que nous sommes en danger de connaître le sort de l’Allemagne. Le danger n’est pas immédiat, certes, et la situation dans ce pays ressemble si peu à celle que l’on a vue en Allemagne ces dernières années qu’il est difficile de croire que nous allions dans la même direction. Mais, pour longue que soit la route, elle est de celles où l’on ne peut plus rebrousser chemin une fois qu’on est allé trop loin. À la longue, chacun de nous est l’artisan de son destin. Mais chaque jour nous sommes prisonniers des idées que nous avons créées. Nous ne pourrons éviter le danger qu’à condition de le reconnaître à temps.

Ce n’est pas à l’Allemagne de Hitler, à l’Allemagne de la guerre actuelle que notre pays ressemble. Mais les gens qui étudient les courants d’idées ne peuvent guère manquer de constater qu’il y a plus qu’une ressemblance superficielle entre les tendances de l’Allemagne au cours de la guerre précédente et après elle, et les courants d’idées qui règnent aujourd’hui dans notre pays. En Angleterre aujourd’hui, tout comme en Allemagne naguère, on est résolu à conserver à des fins productives l’organisation élaborée en vue de la défense nationale. On a le même mépris pour le libéralisme du XIXe siècle, le même « réalisme », voire le même cynisme, et l’on accepte avec le même fatalisme les « tendances inéluctables ». Nos réformateurs les plus tonitruants tiennent beaucoup à ce que nous apprenions les « leçons de cette guerre ». Mais neuf fois sur dix ces leçons sont précisément celles que les Allemands ont tirées de la précédente guerre et qui ont beaucoup contribué à créer le système nazi. Au cours de cet ouvrage, nous aurons l’occasion de montrer que sur un grand nombre d’autres points, nous paraissons suivre l’exemple de l’Allemagne à quinze ou vingt ans d’intervalle. Les gens n’aiment guère qu’on leur rafraîchisse la mémoire, mais il n’y a pas tant d’années que la politique socialiste de l’Allemagne était donnée en exemple par les progressistes. Plus récemment, ce fut la Suède qui leur servit de modèle. Tous ceux qui n’ont pas la mémoire trop courte savent combien profondément, pendant au moins une génération avant la guerre, la pensée et les méthodes allemandes ont influencé les idéaux et la politique de l’Angleterre.

J’ai passé la moitié environ de ma vie d’adulte dans mon pays natal, l’Autriche, en contact étroit avec la vie intellectuelle allemande, et l’autre moitié aux États-Unis et en Angleterre. Voilà douze ans que je suis fixé en Angleterre, et au cours de cette période j’ai acquis la conviction de plus en plus profonde que certaines des forces qui ont détruit la liberté en Allemagne sont en train de se manifester ici aussi, et que le caractère et l’origine de ce danger sont, si faire se peut, encore moins bien compris ici qu’ils ne l’ont été en Allemagne.

Suprême tragédie qu’on ne comprend pas encore : en Allemagne, ce sont des hommes de bonne volonté, des hommes qu’on admire et qu’on propose pour exemple en Angleterre, qui ont préparé sinon créé le régime qu’ils détestent aujourd’hui. Nous pouvons éviter de subir le même sort. Mais il faut que nous soyons prêts à faire face au danger et à renoncer à nos espérances et à nos ambitions les plus chères s’il est prouvé qu’elles recèlent la source du danger. Nous ne paraissons guère encore avoir assez de courage intellectuel pour nous avouer à nous-mêmes que nous nous sommes trompés. Peu de gens sont prêts à reconnaître que l’ascension du fascisme et du nazisme a été non pas une réaction contre les tendances socialistes de la période antérieure, mais un résultat inévitable de ces tendances. C’est une chose que la plupart des gens ont refusé de voir, même au moment où l’on s’est rendu compte de la ressemblance qu’offraient certains traits négatifs des régimes intérieurs de la Russie communiste et de l’Allemagne nazie. Le résultat en est que bien des gens qui se considèrent très au-dessus des aberrations du nazisme et qui en haïssent très sincèrement toutes les manifestations, travaillent en même temps pour des idéaux dont la réalisation mènerait tout droit à cette tyrannie abhorrée.

À comparer les évolutions de plusieurs pays, on risque naturellement de se tromper. Mais mon raisonnement n’est pas appuyé seulement sur des comparaisons. Je ne prétends pas non plus que les évolutions en question soient inéluctables. Si elles l’étaient, ce livre ne servirait à rien. Je pense qu’elles peuvent être évitées si les gens se rendent compte à temps de l’endroit où les mèneraient leurs efforts. Jusqu’à une époque très récente, il semblait inutile d’essayer même de faire comprendre le danger. Mais le temps paraît aujourd’hui plus propice à une discussion complète de l’ensemble de la question. D’une part, le problème est mieux connu, d’autre part il y a des raisons particulières qui exigent aujourd’hui que nous le posions crûment.

On dira peut-être que ce n’est pas le moment de soulever une question qui fait l’objet d’une controverse passionnée. Mais le socialisme dont nous parlons n’est pas affaire de parti et les questions que nous discutons n’ont que peu de choses en commun avec celles qui font l’objet des conflits entre partis politiques. Certains groupes demandent plus de socialisme que d’autres, certains le veulent dans l’intérêt de tel groupe particulier, d’autres dans celui de tel autre groupe. Mais tout cela n’affecte guère notre débat. Ce qu’il y a d’important, c’est que, si nous considérons les gens dont l’opinion exerce une influence sur la marche des événements, nous constatons qu’ils sont tous plus ou moins socialistes. Il n’est même plus à la mode de dire : « Aujourd’hui tout le monde est socialiste », parce que c’est devenu trop banal. Presque tout le monde est persuadé que nous devons continuer à avancer vers le socialisme, et la plupart des gens se contentent d’essayer de détourner le mouvement dans l’intérêt d’une classe ou d’un groupe particuliers.

Si nous marchons dans cette direction, c’est parce que presque tout le monde le veut. Il n’y a pas de faits objectifs qui rendent ce mouvement inévitable. Nous aurons à parler plus tard de l’inéluctabilité du « planisme », mais la question essentielle est celle de savoir où ce mouvement nous mènera. Si les gens qui lui donnent aujourd’hui un élan irrésistible commençaient à voir ce que quelques-uns ne font encore qu’entrevoir, ils reculeraient d’horreur et abandonneraient la voie sur laquelle se sont engagés depuis un siècle tant d’hommes de bonne volonté. Où nous mèneront ces croyances si répandues dans notre génération ? C’est un problème qui se pose, non pas à un parti, mais à chacun de nous, un problème de l’importance la plus décisive. Nous nous efforçons de créer un avenir conforme à un idéal élevé et nous arrivons au résultat exactement opposé à celui que nous recherchions. Peut-on imaginer plus grande tragédie ?

Il y a aujourd’hui une raison encore plus pressante pour que nous essayions sérieusement de comprendre les forces qui ont créé le national-socialisme ; c’est que cela nous permettra de comprendre notre ennemi et l’enjeu de notre lutte. Il est certain qu’on ne connaît pas encore très bien les idéaux positifs pour lesquels nous nous battons. Nous savons que nous nous battons pour être libres de conformer notre vie à nos idées. C’est beaucoup mais cela ne suffit pas. Cela ne suffit pas à nous donner les fermes croyances dont nous avons besoin pour résister à un ennemi dont une des armes principales est la propagande, sous ses formes non seulement les plus tapageuses, mais encore les plus subtiles. Cela suffit encore moins pour lutter contre cette propagande dans les pays que l’ennemi domine et dans les autres, où l’effet de cette propagande ne disparaîtra pas avec la défaite de l’Axe. Cela ne suffit pas si nous voulons montrer aux autres que la cause pour laquelle nous combattons mérite leur appui. Cela ne suffit pas à nous guider dans l’édification d’une nouvelle Europe immunisée contre les dangers auxquels l’ancienne a succombé.

Une constatation lamentable s’impose : dans leur politique à l’égard des dictateurs avant la guerre, dans leurs tentatives de propagande et dans la discussion de leurs buts de guerre, les Anglais ont manifesté une indécision et une incertitude qui ne peuvent s’expliquer que par la confusion régnant dans leurs esprits tant au sujet de leur propre idéal qu’au sujet des différences qui les séparent de leurs ennemis. Nous avons refusé de croire que l’ennemi partageait sincèrement certaines de nos convictions. Nous avons cru à la sincérité de certaines de ses déclarations. Et dans les deux cas nous avons été induits en erreur. Les partis de gauche aussi bien que ceux de droite se sont trompés en croyant que le national-socialisme était au service du capitalisme et qu’il était opposé à toute forme de socialisme. N’avons-nous pas vu les gens les plus inattendus nous proposer en exemple telles ou telles institutions hitlériennes, sans se rendre compte qu’elles sont inséparables du régime et incompatibles avec la liberté que nous espérons conserver ? Nous avons fait, avant et depuis la guerre, un nombre saisissant de fautes, uniquement pour n’avoir pas compris notre adversaire. On dirait que nous refusons de comprendre la révolution qui a mené au totalitarisme, comme si cette compréhension devait anéantir certaines de nos illusions les plus chères.

Nous ne réussirons jamais dans notre politique avec les Allemands tant que nous ne comprendrons pas le caractère et le développement des idées qui les gouvernent aujourd’hui. La théorie suivant laquelle les Allemands seraient atteints d’un vice congénital n’est guère soutenable et ne fait pas honneur à ceux qui la professent. Elle déshonore les innombrables Anglais qui, au cours des derniers siècles, ont allègrement adopté ce qu’il y avait de meilleur, et aussi le reste, dans la pensée allemande. Elle néglige le fait qu’il y a quatre-vingts ans John Stuart Mill s’est inspiré, pour son essai Sur la Liberté, avant tout de deux Allemands, Goethe et Guillaume de Humboldt[1]. Elle oublie que deux des précurseurs intellectuels les plus importants du nazisme, Thomas Carlyle et Chamberlain, étaient l’un Écossais et l’autre Anglais.

Sous sa forme la plus vulgaire, cette thèse déshonore ceux qui, en l’adoptant, adoptent en même temps le racisme allemand. Il ne s’agit pas de savoir pourquoi les Allemands sont méchants. Ils n’ont probablement pas plus de méchanceté congénitale qu’aucun autre peuple. Il s’agit de déterminer les circonstances qui, au cours des dernières soixante-dix années, ont permis la croissance progressive et enfin la victoire d’une certaine catégorie d’idées, et de savoir pourquoi cette victoire a fini par donner le pouvoir aux plus méchants d’entre eux. Haïr tout ce qui est allemand, et non pas les idées qui dominent aujourd’hui l’Allemagne, est de plus très dangereux. Cette attitude masque aux yeux de ceux qui la prennent une menace très réelle. Elle n’est bien souvent qu’une manière d’évasion à laquelle recourent ceux qui ne veulent pas reconnaître des tendances qui n’existent pas seulement en Allemagne, et qui hésitent à réexaminer, et au besoin à rejeter, des croyances que nous avons prises chez les Allemands et qui nous abusent tout autant qu’elles abusent les Allemands eux-mêmes. Double danger : car en prétendant que seule la méchanceté allemande est cause du régime nazi, on a un prétexte pour nous imposer les institutions qui ont précisément déterminé cette méchanceté.

L’interprétation de la révolution allemande et italienne qui sera exposée dans cet ouvrage est très différente de celle qu’offrent la plupart des observateurs étrangers et des émigrés d’Allemagne et d’Italie. Mais si notre interprétation est exacte, elle expliquera pourquoi il est presque impossible à des gens qui professent les opinions socialistes aujourd’hui prédominantes de bien comprendre la révolution en question. Or, c’est le cas de la plupart des émigrés ainsi que des correspondants de presse anglais et américains[2]. Il existe une explication superficielle et erronée du national-socialisme qui le représente comme une simple faction fomentée par tous ceux dont le progrès du socialisme menaçait les prérogatives et les privilèges. Cette opinion a naturellement été adoptée par tous ceux qui, tout en ayant contribué au mouvement d’idées qui a mené au national-socialisme, se sont arrêtés en chemin, ce qui les a mis en conflit avec les nazis et les a obligés à quitter leur pays. Ils représentaient, par leur nombre, la seule opposition notable qu’aient rencontrée les nazis. Mais cela signifie simplement que, au sens le plus large du terme, tous les Allemands sont devenus socialistes et que le vieux libéralisme a été chassé par le socialisme. Nous espérons montrer que le conflit qui met aux prises en Allemagne la « droite » nationale-socialiste et la « gauche » est ce genre de conflit qui s’élèvera toujours entre factions socialistes rivales. Si cette explication est exacte, elle signifie toutefois que bon nombre de ces réfugiés, en s’accrochant à leurs croyances, contribuent de la meilleure foi du monde à faire suivre à leur pays d’adoption le chemin de l’Allemagne.


  1. À ceux qui trouvent que nous exagérons, rappelons le témoignage de Lord Morley. Dans ses Souvenirs il déclare que c’est « un fait reconnu » que l’argument principal de l’Essai sur la Liberté n’était pas original, mais venait d’Allemagne. ↩︎

  2. Les opinions de toutes nuances, même les plus conservatrices, sont influencées dans un pays tout entier par les tendances de gauche qui prédominent chez les correspondants de presse à l’étranger. Le meilleur exemple en est peut-être l’opinion quasi générale aux États-Unis concernant les relations entre la Grande-Bretagne et l’Inde. L’Anglais qui veut comprendre quelque chose aux événements de l’Europe continentale doit s’attendre à ce que son opinion ait été déformée de la même manière et pour les mêmes raisons. Nous ne doutons pas de la sincérité des journalistes anglais et américains. Mais quiconque sait quels milieux les correspondants de guerre fréquentent dans les pays étrangers comprendra aisément l’origine de cette déformation. ↩︎