La route de la servitude - Chapitre IV

🔗Chapitre IV — Le planisme « inéluctable »

Nous avons été les premiers à affirmer que plus les formes de civilisation sont compliquées, plus la liberté individuelle doit être restreinte.
— B. Mussolini

Il y a une chose révélatrice : c’est que peu de planistes se contentent de dire que le planisme centralisé est désirable. La plupart d’entre eux affirment que nous ne pouvons plus choisir, et que nous sommes contraints par des circonstances échappant à notre volonté de substituer le planisme à la concurrence. On cultive délibérément le mythe suivant lequel nous nous engageons sur la route nouvelle, non point de par notre volonté, mais parce que la concurrence se trouve spontanément éliminée par des transformations techniques sur lesquelles nous ne pouvons revenir, et que nous ne saurions souhaiter empêcher. Cet argument fait rarement l’objet d’un long développement. C’est une affirmation que les auteurs se repassent jusqu’à ce qu’elle ait pris la force d’un fait accompli, par simple répétition. Il est néanmoins dépourvu de fondement. La tendance vers le monopole et le planisme n’est pas le résultat de « faits objectifs ». C’est le produit d’opinions nourries et propagées pendant un demi-siècle qui ont fini par dominer toute notre politique.

Des divers arguments employés pour démontrer que le planisme est inéluctable, le plus fréquent est que les transformations techniques ont rendu la concurrence impossible dans un nombre croissant de domaines, et que nous n’avons plus à choisir qu’entre le contrôle de la production par des monopoles privés et la direction par le gouvernement. Cette croyance dérive principalement de la doctrine marxiste de la « concentration industrielle », encore que, comme beaucoup d’idées marxistes, on la rencontre aujourd’hui dans de nombreux milieux qui l’ont reçue de troisième ou de quatrième main et ne savent pas d’où elle vient.

La croissance progressive des monopoles au cours des cinquante dernières années et la restriction croissante du champ de la concurrence constituent un fait historique naturellement incontesté, encore que l’étendue du phénomène soit parfois très exagérée[1]. La question importante est de savoir si cette évolution est une conséquence nécessaire du progrès technique, ou si elle est simplement le résultat de la politique pratiquée dans la plupart des pays. Nous allons voir que l’histoire de cette évolution paraît justifier la seconde interprétation. Mais examinons d’abord à quel point les développements de la technique moderne sont de nature à rendre inévitable la croissance des monopoles.

La cause technique attribuée à la croissance du monopole est la supériorité de la grande entreprise sur la petite, supériorité due au meilleur rendement des méthodes modernes de production en série. On prétend que les méthodes modernes ont, dans la majorité des industries, permis l’accroissement de la production de la grande entreprise à des prix unitaires décroissants, en sorte que les grandes entreprises peuvent partout vendre à des prix inférieurs aux petites et les éliminer ; ce processus doit, paraît-il, continuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus, dans chaque industrie, qu’une seule ou tout au plus quelques entreprises géantes. Cet argument tient compte d’un phénomène qui accompagne parfois le progrès technique ; il en néglige d’autres dont l’effet est tout opposé. Et il n’est guère confirmé par un examen sérieux des faits. Nous ne saurions ici examiner cette question en détail, et devons nous contenter de la meilleure preuve à notre disposition. L’étude la plus étendue qui ait été faite récemment est celle du « Comité National Économique Temporaire » aux États-Unis sur la Concentration du Pouvoir Économique. Le rapport final de ce comité (qui ne saurait certes être accusé de partialité libérale) conclut que l’opinion suivant laquelle le rendement accru de la production en grande série est la cause de la disparition de la concurrence « n’est guère confirmée par les preuves actuellement accessibles »[2]. Et la monographie détaillée de la question préparée pour le comité résume la réponse dans la déclaration suivante :

La supériorité du rendement des grandes entreprises n’a pas été démontrée ; les avantages qui sont censés détruire la concurrence ont manqué de se manifester dans de nombreux domaines. Les économies dues à la dimension des entreprises, là où il y en a, ne nécessitent pas toujours le monopole… là où les dimensions permettant le rendement maximum peuvent être atteintes longtemps avant que la majorité d’une production soit soumise à un tel contrôle. On ne peut accepter la conclusion suivant laquelle l’avantage de la production en série doit inévitablement mener à l’abolition de la concurrence. Notons au surplus que le monopole résulte fréquemment de facteurs autres que la réduction des prix dans les grandes entreprises. Il est obtenu par des collusions, et encouragé par les pouvoirs publics. Quand ces collusions sont abolies, et quand la politique change d’orientation, la concurrence peut être restaurée[3].

Une enquête faite en Angleterre donnerait des résultats analogues. Quiconque a observé comment les aspirants au monopole demandent, et souvent obtiennent l’assistance des pouvoirs publics se rend compte que cette évolution n’a rien d’inévitable.

Cette conclusion est grandement confirmée par l’histoire du déclin de la concurrence et de l’ascension du monopole dans les divers pays. Si ces phénomènes avaient été le résultat du progrès technique ou un produit nécessaire de l’évolution du « capitalisme », ils seraient apparus tout d’abord dans les pays possédant le système économique le plus avancé. Mais en fait ils sont apparus tout d’abord au cours du dernier tiers du XIXe siècle dans deux pays industriels relativement jeunes, les États-Unis et l’Allemagne. Dans ce dernier pays, qui a fini par être considéré comme un pays modèle, typique de l’évolution nécessaire du capitalisme, la croissance des cartels et des syndicats a depuis 1878 été encouragée par une politique systématique. Le gouvernement a eu recours non seulement au protectionnisme, mais encore à des appuis directs et enfin à la contrainte pour favoriser la création de monopoles régulateurs des prix et des ventes. Ce fut en Allemagne qu’avec l’aide de l’État la première grande expérience de « planisme scientifique » et d’« organisation consciente de l’industrie » mena à la création de monopoles géants, qu’on fit passer pour des résultats d’une croissance organique inévitable cinquante ans avant de faire la même chose en Angleterre. Si l’on a fini par admettre un peu partout que le système de la concurrence aboutit inévitablement au « capitalisme de monopole », c’est en grande partie grâce à l’influence des théoriciens allemands du socialisme, et en particulier de Sombart, qui tirèrent de l’expérience de leur pays une conclusion générale. Toutefois ce fut l’évolution de l’Allemagne, plutôt que celle des États-Unis, qui en vint à être considérée comme représentative d’une tendance universelle ; et, pour citer un récent essai politique qui a eu beaucoup de lecteurs, on se mit à parler communément de « l’Allemagne où toutes les forces sociales et politiques de la civilisation moderne ont atteint leur forme la plus avancée »[4].

Tout cela était pourtant fort peu inévitable, et résultait au contraire d’une politique délibérément adoptée. On s’en rend compte en considérant la position de l’Angleterre jusqu’en 1931, et l’évolution depuis cette année, qui vit l’Angleterre se lancer elle aussi dans une politique de protectionnisme général. Il n’y a guère plus de douze ans, l’industrie britannique, sauf pour quelques industries déjà protégées auparavant, était encore tout aussi soumise au régime de la concurrence qu’elle l’avait jamais été au cours de son histoire. Bien qu’entre 1920 et 1930 elle ait souffert gravement de l’incompatibilité de la politique des salaires avec la politique monétaire, jusqu’en 1929 les chiffres du chômage et de l’activité générale se comparent assez favorablement avec ceux de la décennie suivante. C’est seulement depuis le passage au protectionnisme et la modification générale de la politique économique britannique qui l’a accompagnée que la croissance des monopoles s’est déroulée à un rythme stupéfiant et dans une mesure encore à peine connue du public. Prétendre que cette évolution est due au progrès technique réalisé pendant la même période, et que des nécessités techniques qui ont produit leur effet en Allemagne de 1880 à 1900 se sont fait sentir ici de 1930 à 1940 est aussi absurde que de prétendre, comme le fait implicitement Mussolini dans la déclaration citée en tête de ce chapitre, que si l’Italie a dû abolir la liberté individuelle avant les autres pays européens, c’est parce que sa civilisation était très en avance sur celle de ces derniers.

S’agissant de l’Angleterre, la théorie suivant laquelle la modification de l’opinion et de la politique ne fait que suivre une transformation inexorable dans les faits a quelque apparence de vérité, précisément parce que l’Angleterre a suivi à une certaine distance l’évolution intellectuelle de l’étranger. On a ainsi pu prétendre que l’organisation de l’industrie en monopoles s’était développée en dépit d’une opinion publique encore favorable à la concurrence, mais dont les désirs furent déjoués par les événements extérieurs. Mais tout devient clair si nous nous reportons au prototype de cette évolution, l’Allemagne. Il est incontestable qu’en Allemagne la suppression de la concurrence a résulté d’une politique délibérée, et qu’elle a été entreprise au service de l’idéal que nous appelons aujourd’hui le planisme. En progressant vers une société totalement planifiée, les Allemands, et tous ceux qui suivent leur exemple, ne font que suivre la voie que leur ont tracée certains penseurs du XIXe siècle, en particulier des Allemands. L’histoire intellectuelle des soixante ou quatre-vingts dernières années illustre parfaitement cette vérité qu’en matière d’évolution sociale il n’y a d’inévitables que les choses qu’on pense être inévitables.

Il y a encore une autre façon d’interpréter l’idée suivant laquelle le progrès technique moderne rend le planisme inévitable. Elle peut signifier que la complexité de notre civilisation industrielle moderne crée des problèmes nouveaux que nous ne pouvons espérer traiter efficacement que par le planisme centralisé. Cela est vrai dans un sens, mais pas au sens large auquel on le prétend. C’est par exemple un lieu commun de dire que la concurrence ne saurait fournir une solution adéquate à un grand nombre des problèmes d’une grande ville moderne. Mais les gens qui invoquent la complexité de la civilisation moderne à l’appui du planisme centralisé sont loin de penser avant tout à ce genre de problèmes, aux problèmes de « services publics », etc. Ce qu’ils suggèrent en général c’est qu’il est de plus en plus difficile d’avoir un tableau cohérent de l’ensemble du processus économique, et que par conséquent il est indispensable de recourir à la coordination d’un organe central si l’on ne veut pas que la vie sociale devienne un chaos.

Cet argument est basé sur une incompréhension complète du rôle de la concurrence. Loin d’être appropriée seulement à des situations relativement simples, c’est au contraire la complexité même de la division du travail à l’époque moderne qui fait de la concurrence la seule méthode susceptible de réaliser la coordination recherchée. Le contrôle et le planisme ne présenteraient pas de difficulté dans une situation assez simple pour permettre à un seul homme ou à un seul conseil d’embrasser tous les faits. Mais lorsque les facteurs à considérer deviennent si nombreux qu’il est impossible d’en avoir une vue synoptique, alors, mais alors seulement, la décentralisation s’impose. Mais une fois la décentralisation nécessaire, le problème de la coordination surgit, coordination qui doit laisser les organismes isolés libres d’ajuster leurs activités aux faits qu’eux seuls peuvent connaître, et en même temps d’ajuster leurs plans respectifs les uns aux autres. La centralisation étant devenue nécessaire parce que personne ne peut consciemment équilibrer toutes les considérations relatives aux décisions d’un si grand nombre d’individus, il est clair que la coordination ne saurait être atteinte par un « contrôle conscient », mais uniquement par des dispositifs qui transmettent à chaque agent d’exécution les renseignements dont il a besoin pour adapter efficacement ses décisions à celles des autres. Et comme aucun centre ne saurait connaître complètement ni rassembler et disposer assez vite tous les détails des modifications qui ne cessent d’affecter l’offre et la demande des divers produits, on a besoin d’un appareil qui enregistre automatiquement les effets des actions individuelles, et dont les indications sont en même temps la résultante et le guide de toutes les décisions individuelles.

C’est précisément ce que fait le système des prix en régime de concurrence, et c’est ce qu’aucun autre système ne promet de faire. Il permet aux chefs d’entreprise, en surveillant le mouvement de quelques prix comme le pilote surveille quelques cadrans, d’ajuster leurs activités à celles de leurs confrères. Mais le point important est que ce système des prix ne remplit une telle fonction qu’à condition que la concurrence règne, c’est-à-dire si chaque producteur est obligé de s’adapter aux variations des prix et ne peut les contrôler. Plus l’ensemble est compliqué, plus nous dépendons de cette division de la connaissance entre individus dont les efforts isolés sont coordonnés par un mécanisme impersonnel de transmission des renseignements : ce mécanisme, nous l’appelons le système des prix.

On peut dire sans exagérer que si nous avions dû compter sur le planisme centralisé pour le développement de notre industrie, elle n’aurait jamais atteint le degré de différenciation, de complexité et de souplesse qu’elle a atteint. Comparée à cette méthode de solution du problème économique par la décentralisation et la coordination automatique, la méthode plus directe de la direction centralisée est incroyablement grossière, primitive et limitée en portée. Si la division du travail a atteint le degré qui rend la civilisation moderne possible, c’est parce qu’on n’a pas eu besoin de la créer consciemment, et parce que l’homme a rencontré par hasard une méthode qui permet de porter la division du travail beaucoup plus loin qu’on n’aurait pu le faire de propos délibéré. Tout accroissement de complexité loin de rendre la direction centrale plus nécessaire, nous oblige au contraire plus que jamais à faire usage d’une technique indépendante de tout contrôle conscient.

Il y a encore une autre théorie qui établit une relation entre la croissance des monopoles et le progrès technique, et emploie des arguments presque contraires à ceux que nous venons d’examiner ; quoique rarement exposée avec clarté, elle a exercé elle aussi une influence considérable. Elle prétend, non pas que la technique moderne détruit la concurrence, mais qu’au contraire il sera impossible d’utiliser une grande partie des possibilités de cette technique si l’on ne se défend pas contre la concurrence, c’est-à-dire si l’on ne crée pas un monopole. Le lecteur suspectera peut-être que cet argument est de mauvaise foi, mais il n’en est pas nécessairement ainsi. Une réponse à cet argument vient aussitôt à l’esprit, à savoir que si une technique nouvelle est vraiment meilleure, elle doit pouvoir s’affirmer en dépit de toute concurrence. Mais cette réponse ne suffit pas à réfuter tous les aspects de l’argument en question. Certes, en bien des cas, il est simplement utilisé pour les besoins de la cause par les intéressés. Mais plus souvent encore il se fonde sur une confusion entre la valeur technique considérée du point de vue étroit de l’ingénieur, et la valeur envisagée du point de vue de l’ensemble de la société.

Mais il est un certain nombre de cas où l’argument en question possède une certaine force. On peut par exemple concevoir que l’industrie automobile britannique arriverait à fournir une voiture moins chère et meilleure qu’aux États-Unis, si tout le monde en Angleterre pouvait être décidé à se servir du même modèle de voiture ; ou que l’usage généralisé de l’électricité puisse être ramené à un coût inférieur à celui du charbon si l’on pouvait obliger tout le monde à ne se servir que d’électricité. Nous nous en trouverions peut-être beaucoup mieux, et préférerions la nouvelle situation si nous avions le choix. Mais personne n’aura jamais le choix car il s’agit ou bien d’avoir tous la même voiture (ou d’utiliser tous l’électricité), ou bien d’avoir le choix entre ces avantages en payant chacun d’eux un prix beaucoup plus élevé.

Je ne sais pas si cela est vrai dans les deux cas que j’ai pris pour exemples. Mais il faut admettre que l’on pourrait, au moyen d’une standardisation obligatoire ou en interdisant la variété au-delà d’un certain degré, obtenir dans certains domaines un accroissement d’abondance plus que suffisant pour compenser la restriction du choix imposée au consommateur. On peut même concevoir une invention nouvelle dont l’adoption serait incontestablement bienfaisante à condition que la majorité ou la totalité des gens soient obligés de s’en servir en même temps.

Quelle que soit l’importance de cas de ce genre, ils ne suffisent pas à dire que le progrès technique rend inévitable une direction centralisée de l’économie. Ils signifient simplement qu’il faut choisir entre obtenir un avantage par la contrainte et y renoncer, ou plutôt, le plus souvent, entre l’obtenir maintenant ou un peu plus tard, lorsque de nouveaux progrès techniques auront permis de résoudre les difficultés spéciales qui se présentent. Il est vrai que dans de telles situations nous aurions à sacrifier un gain immédiat possible en échange de notre liberté, mais nous évitons d’autre part de faire dépendre l’avenir d’une connaissance possédée par certains individus. En sacrifiant ainsi des avantages immédiats nous préservons une source importante de progrès futurs. Le prix immédiat que nous avons à payer pour la variété et la liberté du choix peut parfois être élevé, mais à la longue le progrès matériel lui-même dépendra de cette variété, car on ne peut jamais savoir quelle forme d’un produit ou d’un service peut donner lieu à un progrès. On ne saurait naturellement affirmer que cette préservation de notre liberté au prix du sacrifice immédiat d’un avantage matériel sera récompensée dans tous les cas. Mais l’avantage de la liberté est précisément de laisser le champ libre au progrès futur imprévisible. Cela reste vrai même lorsqu’il nous paraît que la contrainte ne donnerait que des avantages, et même si, dans un cas particulier, elle ne peut faire aucun mal.

Dans les discussions courantes sur les effets du progrès technique, ce progrès nous est souvent présenté comme s’il était une chose extérieure à nous qui peut nous obliger à utiliser la connaissance nouvelle d’une façon déterminée. Il est vrai que les inventions nous ont donné un pouvoir considérable, mais il est absurde de suggérer que nous devons nous en servir pour détruire notre héritage le plus précieux, la liberté. Cela signifie toutefois que si nous voulons conserver la liberté, nous devons la garder plus jalousement que jamais et être prêts à faire des sacrifices pour elle. Le progrès technique moderne ne contient rien qui nous oblige au planisme économique total ; il contient par contre beaucoup de choses qui rendent infiniment plus dangereux le pouvoir dont disposerait l’autorité maîtresse du plan.

Il est donc hors de doute que le mouvement vers le planisme est le résultat d’une action délibérée, et qu’aucune nécessité externe ne nous y contraint. Cependant il vaut la peine de rechercher pourquoi l’on trouve tant d’experts techniques au premier rang des planistes. L’explication de ce phénomène est étroitement liée à un fait important que les critiques du planisme doivent toujours avoir présent à l’esprit : à savoir qu’il est à peu près certain que presque toutes les idées techniques de nos experts pourraient être réalisées en peu de temps si leur réalisation devenait le seul but de l’humanité. Il y a infiniment de bonnes choses que nous sommes tous d’accord pour trouver désirables, mais dont nous ne pouvons espérer atteindre qu’un très petit nombre au cours de notre vie, et très imparfaitement. C’est parce qu’il voit ses ambitions frustrées dans son propre domaine que le spécialiste se révolte. Nous souffrons tous de voir inachevées des choses que tout le monde juge désirables et possibles. Que ces choses ne peuvent être faites toutes en même temps, et que chacune d’entre elles ne peut être accomplie qu’aux dépens de certaines autres, c’est ce dont on ne peut se rendre compte qu’en prenant en considération des facteurs qui échappent à toute spécialisation, qui ne peuvent être appréciés que par un pénible effort intellectuel, d’autant plus pénible qu’il nous oblige à envisager sur un plan plus large les objets auxquels s’adresse la plus grande part de nos peines, et à les comparer à d’autres qui sont situés hors de la sphère de notre intérêt immédiat.

Chacune des choses qui, considérées isolément, pourraient être accomplies dans une société planifiée, donne au planisme des partisans enthousiastes qui se sentent capables d’imposer aux dirigeants d’une telle société leur sens de la valeur de l’objectif visé. Et certains d’entre eux pourraient voir leurs espoirs exaucés, car une société planifiée est certainement plus capable que la société actuelle de favoriser certains desseins déterminés. Il serait absurde de nier que les sociétés planifiées ou semi-planifiées que nous connaissons offrent des exemples de bienfaits entièrement dus au planisme. Un exemple souvent cité est celui des magnifiques autostrades d’Allemagne et d’Italie, encore qu’elles représentent un genre de planisme qui ne serait guère possible dans une société libérale. Mais il est également absurde de considérer de tels exemples comme prouvant la supériorité générale du planisme. Il serait plus exact de dire que des réalisations techniques d’une excellence hors de proportion avec la situation générale prouvent que les ressources du pays intéressé sont mal utilisées. Quand on a roulé sur les fameuses autostrades allemandes, et qu’on y a croisé moins de voitures que sur nombre de routes secondaires en Angleterre, on se rend compte que, du point de vue de l’économie du temps de paix, l’existence de ces autostrades n’est guère justifiée. Est-ce l’un des cas où les planistes ont choisi les « canons » au lieu du « beurre » ? C’est une autre question. Mais de notre point de vue, il n’y a pas là matière à enthousiasme.

Le spécialiste a l’illusion que dans une société planifiée il arriverait à attirer davantage l’attention sur les objectifs dont il se soucie le plus. C’est là un phénomène plus général que pourrait le faire croire le mot « spécialiste ». Dans nos prédilections et nos intérêts nous sommes tous en quelque manière des spécialistes. Et nous pensons tous que notre échelle personnelle de valeurs n’est pas simplement personnelle, mais que dans une libre discussion entre gens raisonnables nous arriverions à faire reconnaître la justesse de nos propres vues. L’amateur de paysages champêtres qui veut avant tout préserver leur apparence et effacer les insultes faites à leur beauté par l’industrie, tout autant que l’hygiéniste enthousiaste qui veut démolir les chaumières pittoresques et insalubres, ou l’automobiliste qui veut voir partout de bonnes routes bien droites, le fanatique du rendement qui désire le maximum de spécialisation et de mécanisation, et l’idéaliste qui, au nom des droits de la personne humaine, veut conserver le plus possible d’artisans indépendants, tous savent que leur but ne peut être totalement atteint que par le planisme, et c’est pourquoi ils veulent le planisme. Mais l’adoption du planisme qu’ils revendiquent à grands cris ne peut que faire surgir le conflit masqué qui oppose leurs buts.

Le mouvement pour le planisme doit sa force actuelle en grande partie au fait que, bien que le planisme ne soit encore en gros qu’une ambition, il unit presque tous les idéalistes unilatéraux, tous les hommes et toutes les femmes qui ont voué leur vie à une tâche unique. Les espoirs qu’ils mettent dans le planisme ne sont pas le résultat d’une vue compréhensive de l’ensemble de la société, mais plutôt celui d’une vue très limitée, et souvent d’une grande exagération des fins qu’ils proposent. Je ne veux pas ici sous-estimer la grande valeur pragmatique de ce genre d’hommes dans une société comme la nôtre ; ils méritent toute notre admiration. Mais les hommes les plus désireux de planifier la société seraient les plus dangereux si on les laissait faire, et les plus intolérants à l’égard du planisme d’autrui. Du saint idéaliste unilatéral au fanatique il n’y a souvent qu’un pas. C’est le ressentiment du spécialiste déçu qui donne au planisme son élan le plus vigoureux. Mais le monde le plus insupportable et le plus irrationnel serait celui où on laisserait les spécialistes les plus éminents dans chaque domaine libres de procéder à la réalisation de leur idéal. La « coordination » ne saurait pas davantage devenir une nouvelle spécialité, comme paraissent l’imaginer certains planistes. L’économiste est le dernier à prétendre posséder les connaissances dont le coordinateur aurait besoin. Ce qu’il préconise, c’est une méthode qui permette la coordination sans l’aide d’un dictateur omniscient. Mais elle signifie précisément le maintien de certains de ces obstacles impersonnels et souvent inintelligibles aux efforts individuels contre lesquels tous les spécialistes se rebellent.


🔗Notes de bas de page

Source.


  1. Pour une discussion plus complète de ces problèmes voir l’essai du professeur L. Robbins sur l’« inéluctabilité du monopole » dans The Economic Basis of Class Conflict, 1939, p. 215-280. ↩︎

  2. Final Report and Recommendation of the Temporary National Economic Committee, 77e Congrès, 1re session, document sénatorial n° 35, 1941, p. 89. ↩︎

  3. C. Wilcox, Competition and Monopoly on American Industry, Temporary National Economic Committee, monographie n° 21, 1940, p. 314. ↩︎

  4. R. Niebuhr, Moral Man and Immoral Society, 1932. ↩︎