La route de la servitude - Préface

🔗Préface de l’auteur

Lorsqu’un spécialiste de questions sociales écrit un livre politique, son premier devoir est d’en avertir le lecteur. Ceci est un livre politique. J’aurais pu le dissimuler en lui donnant le nom plus élégant et plus prétentieux d’« essai de philosophie sociale », mais je n’en ferai rien. Le nom importe peu. Ce qui compte, c’est que tout ce que j’ai à dire provient d’un certain nombre de valeurs essentielles. Je pense que mon livre lui-même révèle sans aucune équivoque en quoi consistent ces valeurs, dont tout dépend.

J’ajouterai ceci : bien que ce livre soit politique, je suis aussi certain qu’on peut l’être que les croyances qui y sont exposées ne sont pas déterminées par mes intérêts personnels. Je ne vois pas pourquoi la société qui me paraît désirable m’offrirait plus d’avantages qu’à la majorité des gens de ce pays.

Mes collègues socialistes ne cessent de me dire qu’un économiste comme moi aurait une situation beaucoup plus importante dans le genre de société dont je suis l’adversaire. Mais il faudrait évidemment que je parvienne à adopter leurs opinions. Or, j’y suis opposé, bien que ce soient les opinions que j’ai eues dans ma jeunesse et qui m’ont amené à devenir économiste de profession. Pour ceux qui, comme c’est la mode, attribuent à des mobiles intéressés toute profession de foi politique, j’ajouterai que j’ai toutes les raisons du monde de ne pas écrire ni publier ce livre. Il blessera certainement beaucoup de gens avec lesquels je tiens à conserver des relations d’amitié ; il m’a forcé à abandonner des travaux pour lesquels je me sens mieux qualifié et auxquels j’attache plus d’importance en définitive ; et par-dessus tout, il aura une influence fâcheuse sur l’accueil réservé aux résultats de mon travail plus strictement académique auquel me portent tous mes penchants.

Malgré tout, j’en suis venu à considérer la rédaction de ce livre comme un devoir auquel je ne saurais me dérober. Voici pourquoi : il y a un élément particulier, et très sérieux, qui domine les discussions actuelles portant sur l’avenir de l’économie et dont le public ne se rend compte que très insuffisamment. C’est que la majorité des économistes sont absorbés depuis plusieurs années par la guerre et réduits au silence par les fonctions officielles qu’ils occupent. En conséquence, le soin de guider l’opinion publique à ce sujet se trouve dans une mesure alarmante remis aux mains d’amateurs et de fantaisistes, de gens qui ont une rancune à satisfaire ou une panacée à vendre. Dans ces conditions, un homme qui dispose de suffisamment de loisirs pour écrire n’a guère le droit de garder pour lui les inquiétudes que les tendances actuelles inspirent à bien des gens placés dans l’impossibilité de les exprimer en public. Mais en temps normal, j’aurais volontiers laissé à des hommes plus autorisés et plus qualifiés que moi-même le soin de discuter des problèmes politiques à l’échelle nationale.

L’argument central du présent ouvrage a été esquissé dans un article intitulé « Freedom and the Economic System » (Liberté et Régime Économique) paru d’abord dans la Contemporary Review d’avril 1938, puis sous une forme plus complète dans la série des « Public Policy Pamphlets » publiés par le professeur H. D. Gideonse pour les Presses Universitaires de Chicago en 1939. Je remercie les rédacteurs et éditeurs de ces publications d’avoir autorisé la reproduction de certains de leurs passages.

London School of Economics
Cambridge, décembre 1943

Source.