La route de la servitude - Chapitre IX
🔗Chapitre IX — Sécurité et liberté
La société tout entière deviendra un seul immense bureau et une seule immense usine avec égalité de travail et égalité de rétribution.
— V. I. Lénine, 1917.Dans un pays où l’État est le seul employeur, toute opposition signifie mort par inanition. L’ancien principe : qui ne travaille pas, ne mange pas, est remplacé par un nouveau : qui n’obéit pas, ne mange pas.
— L. Trotsky, 1937.
On prétend, exactement comme au sujet de la fallacieuse « liberté économique », mais à plus juste titre, que la sécurité économique est une condition indispensable de la véritable liberté. Dans un certain sens cela est aussi vrai qu’important. L’homme qui ne peut pas se fier à ses propres moyens pour réussir possède rarement un esprit indépendant et un caractère fort. Mais l’idée de la sécurité économique est non moins vague et ambiguë que la plupart des notions dans ce domaine. C’est justement pourquoi l’aspiration générale à cette sécurité peut devenir dangereuse pour la liberté. En effet, lorsque cette sécurité est prise dans un sens absolu, l’aspiration à la sécurité, au lieu d’ouvrir la voie à la liberté, représente une grave menace pour elle.
Dès l’abord, il est utile de distinguer entre deux sortes de sécurité : l’une est une sécurité limitée qu’on peut assurer à tous ; ce n’est pas un privilège, mais l’attribut légitime de chacun ; l’autre est une sécurité absolue qu’une société libre ne peut pas accorder à tous, qu’on doit considérer comme un privilège — à l’exception de cas particuliers. Le juge par exemple doit jouir d’une indépendance complète dans l’intérêt même de la société. Vues de plus près, ces deux sortes de sécurités consistent : la première à disposer d’un minimum vital pour sa subsistance, à se sentir à l’abri des privations physiques élémentaires ; la seconde : à jouir de la sécurité d’un certain standard de vie, d’un bien-être relatif, par rapport à la situation d’autres groupes et d’autres personnes ; en un mot, il y a sécurité avec un revenu minimum et sécurité avec un revenu particulier qu’on croit mériter. Cette distinction coïncide, dans les grandes lignes — nous le verrons par la suite — avec la distinction entre la sécurité qu’on peut assurer à chacun, tout en sauvegardant le système du marché, et la sécurité qu’on ne peut garantir qu’à un nombre limité d’hommes et seulement à condition de contrôler ou d’abolir le marché.
Il n’y a, en effet, aucune raison pour qu’une société ayant atteint un niveau de prospérité comme le nôtre, ne puisse garantir à tous le premier degré de sécurité, sans mettre par là notre liberté en danger. Il faudrait, d’ailleurs, préciser encore un certain nombre de questions assez difficiles, notamment : quel serait le standard qu’on assurerait à tout un chacun ? Une autre question particulièrement importante est de savoir si ceux qui tomberaient ainsi à la charge de la communauté jouiraient de la même liberté que les autres citoyens. Ces questions, si on ne les aborde pas sérieusement, peuvent provoquer des problèmes assez graves et même dangereux. Mais on peut sans aucun doute assurer à chacun un minimum de nourriture, de vêtements et un abri pour sauvegarder sa santé et sa capacité de travail. En fait, en Angleterre, pour une grande partie de la population cette sorte de sécurité est assumée depuis longtemps.
Il n’y a pas de raisons non plus pour que l’État ne protège pas les individus contre les hasards courants de la vie, contre lesquels peu de gens peuvent se garantir eux-mêmes. En organisant un système complet d’assurances sociales, l’État a une excellente occasion d’intervenir, quand il s’agit vraiment de risques susceptibles d’être couverts par l’assurance. Les partisans du régime de concurrence et ceux qui voudraient le remplacer par un autre système seront en désaccord au sujet de maints détails, car sous l’étiquette de l’assurance sociale on peut édicter des mesures susceptibles de supprimer totalement ou partiellement le jeu de la concurrence. Mais, en principe, il n’y a pas d’incompatibilité entre l’intervention de l’État pour assurer une plus grande sécurité et la liberté individuelle. Dans les cas de catastrophes naturelles, l’État peut également apporter son aide, sans aucun inconvénient. Chaque fois que la communauté peut agir pour atténuer les conséquences des catastrophes contre lesquelles l’individu est impuissant, elle doit le faire.
Il y a enfin un problème de la plus haute importance, celui de la lutte contre les fluctuations générales de l’activité économique et les vagues périodiques de chômage massif qui les accompagnent. C’est bien là un des plus graves et plus délicats problèmes de notre temps. Sa solution exigerait un effort de planisme, pris au sens positif, mais elle n’implique pas, ne devrait pas impliquer, le genre de planisme qui supprimerait le marché. De nombreux économistes espèrent que la politique monétaire pourrait fournir un remède radical compatible même avec le libéralisme du XIXe siècle. D’autres croient qu’on ne pourrait arriver à un véritable résultat qu’en répartissant judicieusement des travaux publics, organisés sur une très grande échelle. Ceci pourrait amener des restrictions très sérieuses dans la concurrence. Nous devons donc surveiller très attentivement nos expériences dans cette direction afin d’éviter que toute l’activité économique ne devienne progressivement tributaire des commandes gouvernementales. Mais ce n’est pas là le seul, et, selon notre opinion, le plus pratique des moyens capables d’écarter le plus grave des dangers qui menacent notre sécurité économique. De toute manière, la protection nécessaire contre les fluctuations économiques ne mène pas au genre de planisme qui constitue une menace pour notre liberté.
Il existe un autre genre de « planisme de sécurité » qui compromet la liberté. Ce planisme se propose de protéger des individus ou des groupes contre la diminution de leurs revenus, chose qui arrive quotidiennement, sans aucune faute des intéressés, dans la société de concurrence. Il s’agirait donc d’empêcher des pertes d’argent qui, sans justification morale, se produisent sous le régime de concurrence et imposent souvent aux individus des épreuves très dures. Cette revendication de la sécurité, c’est sous une autre forme la revendication d’une juste rémunération, d’une rémunération proportionnée au mérite subjectif et non pas au résultat objectif des efforts accomplis. Cette conception de la sécurité ou de la justice semble inconciliable avec le libre choix d’un emploi.
Dans tout système où l’affectation des hommes aux différentes industries et aux divers métiers dépend de leur propre choix, la rémunération doit correspondre à l’utilité de chacun pour les autres membres de la société, même si elle n’est pas à la mesure du mérite subjectif. Les résultats sont souvent en rapport satisfaisant avec l’effort ou l’intention, mais dans aucune société ce ne peut être la règle générale. Il arrive souvent, par exemple, qu’à la suite de circonstances imprévues l’utilité d’une industrie ou d’un métier diminue, se perd. L’habileté professionnelle d’ouvriers hautement qualifiés peut, du jour au lendemain, perdre sa valeur — le cas est fréquent — à la suite d’une invention. La situation du spécialiste intéressé devient tragique cependant que le reste de la société bénéficie de l’innovation. L’histoire du dernier siècle en fournit de nombreux exemples.
Notre sens de la justice n’admet pas qu’un homme, capable et appliqué dans son travail, subisse tout d’un coup, pour des raisons indépendantes de sa volonté, une diminution importante de ses revenus et voie s’écrouler l’œuvre de toute sa vie. L’appel des victimes de pareilles mésaventures à l’intervention de l’État, trouve certainement l’approbation et le soutien des masses. Le gouvernement a dû partout satisfaire à ces demandes en prenant des mesures non seulement pour protéger les hommes contre des souffrances et des privations, mais pour leur assurer leur revenu ultérieur et les mettre à l’abri des fluctuations du marché.
On ne peut pourtant pas assurer une stabilité de revenus à tous si l’on veut préserver la liberté du choix du métier. Et si l’on ne garantit cette stabilité qu’à un nombre restreint de gens, on diminue par là même la sécurité des autres. Il est évident qu’on ne peut assurer un revenu invariable à tous les hommes qu’en supprimant toute liberté du choix des emplois. Quoiqu’on considère généralement la garantie d’un revenu stable pour tous comme une revendication sociale légitime, et comme un idéal, on ne fait pas grand-chose pour l’atteindre. On essaye bien d’assurer cette sécurité à certaines fractions de la population, à tel ou tel groupe et l’on parvient ainsi à aggraver constamment le malaise et l’insécurité des autres. Il n’est pas étonnant que le privilège de la sécurité prenne aux yeux des hommes de plus en plus d’importance. L’exigence de la sécurité devient ainsi de plus en plus générale et impérieuse. On finit par la désirer à tout prix, même au prix de la liberté.
Si l’on devait protéger contre les pertes imméritées ceux dont l’utilité a diminué par suite de circonstances imprévisibles et incontrôlables, empêcher ceux dont l’utilité a augmenté par suite des mêmes circonstances de toucher des gains immérités, la rémunération cesserait d’avoir la moindre relation avec l’utilité effective. Elle dépendrait ainsi de l’appréciation d’une autorité qui décréterait ce qu’une personne doit faire, ce qu’elle aurait dû prévoir, et si ses intentions ont été bonnes ou mauvaises. Des décisions pareilles seraient, en grande partie, forcément arbitraires. L’application de ce principe impliquerait de donner aux personnes exécutant le même travail des rémunérations différentes. Les différences de rémunération ne serviraient plus de stimulant pour amener les hommes à travailler aux améliorations nécessaires sur le plan social ; les individus ne se rendraient même plus compte si tel ou tel changement, dû à leurs efforts, en vaudrait la peine.
Si l’on ne peut plus obtenir les variations constantes de l’affectation des hommes aux emplois, mouvement indispensable en toute société, par le moyen de récompenses et de pénalités pécuniaires, il faudra les réaliser en donnant des ordres. Si un individu touche un salaire invariable et garanti, il ne dépendra plus de sa préférence de garder son emploi ou d’en choisir un autre. Qu’il change ou ne change pas de place, il n’en gagnera ni plus ni moins. Par conséquent ceux qui contrôlent l’ensemble des revenus disponibles choisiront pour lui, en le gardant dans son emploi ou en l’affectant ailleurs.
Souvent on veut faire croire que le rendement du travail, qui, comme tout le monde le sait, dépend pour une grande part des stimulants offerts, est simplement une question de bonne volonté, de tempérament en quelque sorte. En réalité, si nous désirons que les hommes travaillent de toute leur force, il faut qu’ils y trouvent leur compte. Et si l’on veut leur laisser le libre choix, ils doivent être à même de juger l’importance sociale de leur travail, de la mesurer à l’aide d’une échelle pratique. Personne ne saurait opter entre différentes alternatives s’il ne saisit pas la relation entre les avantages proposés et leur utilisation dans la société. Comment discerner ce qui vous attend quand vous quittez un travail, un milieu pour un autre ? La valeur relative des deux occupations pour la société doit se manifester dans la différence des rémunérations qu’on vous offre.
Le problème est d’autant plus important que les hommes ne donnent pas normalement le meilleur d’eux-mêmes sans que leur intérêt soit directement en jeu. Pour un grand nombre d’entre nous, une pression extérieure est indispensable si l’on veut obtenir le meilleur rendement possible. Le problème du stimulant est donc un facteur décisif aussi bien pour le travailleur ordinaire que pour le personnel dirigeant. L’application de la technique industrielle à toute une nation — c’est là le but du planisme — « soulève des problèmes de discipline qui sont difficiles à résoudre », dit avec raison un ingénieur américain parfaitement au courant de l’expérience gouvernementale dans le domaine du planisme.
Pour que l’organisation industrielle fonctionne d’une façon efficace, elle doit être entourée, en quelque sorte, par un champ relativement étendu d’économie non dirigée. Il doit exister quelque part un réservoir d’hommes, un endroit d’où extraire, en cas de besoin, des ouvriers nécessaires, un endroit où l’ouvrier peut être relégué lorsqu’il est renvoyé et censé disparaître et de l’usine et du budget. Si ce réservoir n’existe pas, on ne peut entretenir la discipline sans recourir à la punition corporelle, au travail forcé.
Le problème des sanctions pour fautes professionnelles, pour négligences commises au cours du travail, se pose sous une forme un peu différente mais non moins sérieuse. On l’a bien dit : en dernier ressort, la société de concurrence recourt à l’huissier, et l’économie dirigée, au bourreau. L’administrateur de toute usine devrait disposer de pouvoirs très étendus. Mais la position et les revenus du directeur d’usine, en économie dirigée, ne dépendent pas, comme ceux de l’ouvrier d’ailleurs, du succès ou de la faillite de son entreprise. Les bénéfices ne lui appartiennent pas, ce n’est pas lui qui court des risques, il applique simplement certaines règles qui lui sont imposées. S’il se rend coupable d’une « erreur », il commet un crime contre la communauté et sera traité en conséquence. Aussi longtemps qu’il se tient sur le droit chemin de ses devoirs, fixés d’après des critères objectifs, il court moins de risques que son collègue capitaliste ; par contre, le danger qu’il court en cas de manquement à ces devoirs est pire que la banqueroute. Au point de vue économique, il se trouve en parfaite sécurité aussi longtemps que ses supérieurs sont satisfaits de lui, sécurité qui est gagée cependant sur la vie et la liberté de la personne.
Deux types inconciliables d’organisation sociale s’affrontent, en définitive, qu’on peut appeler, d’après leurs manifestations les plus caractéristiques : la société commerciale et la société militaire. Les termes ne sont pas très bien choisis puisqu’ils mettent l’accent sur des traits secondaires et cachent l’alternative essentielle. On pourrait les caractériser plus correctement en disant : Ou bien tout le choix et tout le risque appartiennent à l’individu ou bien il en est totalement dégagé. L’idée que nous nous faisons de l’armée approche le plus du deuxième type d’organisation sociale. Là, le travail et le travailleur sont désignés par l’autorité et s’il manque quelque chose, tout le monde en pâtit de la même manière. C’est le seul système qui offre à l’individu une complète sécurité économique ; et, en étendant ce système à toute la société, on pourrait assurer, en effet, la sécurité économique de chacun. Elle serait cependant inséparable de l’ordre et de la hiérarchie de la vie militaire, ce serait une sécurité de caserne.
On peut évidemment organiser selon ce principe certains secteurs d’une société par ailleurs libre. Il n’y a pas de raisons pour que ce genre de vie, avec ses restrictions nécessaires de la liberté individuelle, ne soit ouvert à ceux qui le préfèrent. En effet, une certaine forme du service de travail volontaire, organisé militairement, peut offrir la meilleure garantie d’un emploi et d’un revenu minimum à chacun. Dans le passé, des tentatives de cet ordre ont donné peu de résultats, en raison d’une exigence peu justifiable de leurs partisans : ils étaient prêts à sacrifier leur liberté pour la sécurité économique à condition qu’on supprime aussi la liberté des autres qui n’étaient nullement disposés à pareil sacrifice.
L’organisation militaire, telle que nous la connaissons, ne donne qu’une image très incomplète de ce que serait une société totalement calquée sur elle. Aujourd’hui, seule une partie de la société étant militairement organisée, la servitude des soldats est atténuée par la conscience qu’il existe dans la société des secteurs libres où ils pourront se réfugier quand le régime leur deviendra intolérable. L’idéal qui a séduit tant de socialistes, nous le trouvons réalisé dans l’ancienne Sparte ou dans l’Allemagne contemporaine, pays organisés en une seule immense usine.
Dans une société où l’on a le goût de la liberté, on ne trouvera pas beaucoup de monde pour la troquer volontairement contre la sécurité économique. Mais la politique actuellement suivie un peu partout, accordant le privilège de la sécurité tantôt à un groupe, tantôt à un autre, crée rapidement des conditions dans lesquelles l’aspiration à la sécurité devient plus forte que l’amour de la liberté. La raison en est très simple : en assurant la sécurité d’un groupe, on augmente nécessairement l’insécurité des autres. Si vous promettez à quelques-uns une part définie d’un gâteau de grandeur variable, la part restant pour les autres changera proportionnellement plus que les dimensions du gâteau entier. Le facteur essentiel de la sécurité dans le système de concurrence, à savoir le grand nombre de possibilités variées, devient de plus en plus limité.
À l’intérieur du système du marché, on peut garantir la sécurité à des groupes déterminés seulement par le genre de planisme connu sous le nom de restrictionnisme (qui comprend en réalité presque tout le planisme actuellement pratiqué). Le « contrôle », c’est-à-dire la limitation de la production, peut, en maintenant des prix à un certain niveau, assurer un « rendement » suffisant. C’est le seul moyen dont dispose l’économie marchande pour garantir aux producteurs un revenu assuré. Protéger le producteur, qu’il soit entrepreneur ou ouvrier, contre la concurrence, contre les offres à plus bas prix, c’est exclure des individus dont la situation est plus précaire de la participation à la prospérité relativement plus grande des industries contrôlées. Toute restriction du droit au travail dans une industrie diminue la sécurité de tous ceux qui sont touchés par cette exclusive. Avec l’augmentation du nombre des hommes dont le revenu est assuré, on voit se restreindre le champ des possibilités variées pour ceux qui ont subi une diminution de revenu ; de même que les chances d’éviter pareille diminution. Dans des industries où les conditions s’améliorent, les membres de l’organisation professionnelle peuvent en exclure d’autres afin de garantir leurs bénéfices, leurs salaires élevés ; par contre, dans des industries dont la production est en baisse, les employés, les ouvriers devenus superflus ne savent pas où aller et il s’en suit un chômage irrémédiable. Nous mettons là le doigt sur une des raisons principales de l’accroissement du chômage, de l’insécurité des masses, qu’on a vu se produire dans les dernières décennies : la recherche de la sécurité par la protection partielle des salaires et des revenus.
En Angleterre, de pareilles restrictions, affectant spécialement des couches intermédiaires, n’ont pris des proportions importantes que relativement tard, et nous ne nous rendons pas encore tout à fait compte de leurs conséquences. Il faut avoir éprouvé soi-même le désespoir sans borne de ceux qui, dans une société devenue impitoyable, demeurent en dehors des professions protégées, pour se rendre compte de l’abîme les séparant des heureux possesseurs d’un travail assuré. Personne ne demande aux privilégiés d’abandonner leurs places, il suffirait qu’ils renoncent à une fraction de leur salaire en faveur des autres. Souvent même la renonciation à de nouvelles augmentations de leur revenu serait d’un grand secours. Mais la protection de leur « standard de vie », de leur « juste salaire », de leur « tarif syndical » auxquels ils ont un droit sacré, soutenu par l’État, exclut pareil sacrifice. Par conséquent, au lieu des prix, des salaires et des revenus individuels, ce sont la production et les emplois qui sont devenus maintenant très variables. Jamais une classe ne fut exploitée d’une façon plus cruelle que le sont les couches les plus faibles de la classe ouvrière par leurs frères privilégiés, exploitation rendue possible par la « régimentation » de la concurrence. Peu de slogans ont fait tant de mal que celui de la « stabilisation » des prix ou des salaires : en assurant les revenus des uns, on rend la situation des autres de plus en plus précaire.
En résumé, plus on tente d’assurer une sécurité complète en intervenant dans le système du marché, plus l’insécurité augmente. Plus la sécurité devient un privilège, plus le fait d’en être exclu comporte de dangers, plus on appréciera la sécurité. Avec l’augmentation du nombre des privilégiés et de l’écart entre la situation des deux catégories, se développe une nouvelle échelle de valeurs sociales. Désormais, ce n’est plus l’indépendance qui situe un homme, mais la sécurité. On préfère un candidat au mariage qui a droit à la « retraite » à celui qui a simplement foi dans ses dons pour arriver à quelque chose. Si quelqu’un dans sa jeunesse n’a pas su se faire admettre au paradis des situations salariées, il risque de demeurer toute sa vie un paria.
La tendance générale à réaliser la sécurité par des mesures de restriction, tolérées ou encouragées par l’État, a produit une transformation progressive de la société. Comme dans maints autres domaines, l’Allemagne était en tête de cette évolution, suivie de près par d’autres pays. Ce processus a été hâté par un autre effet de l’enseignement socialiste, à savoir par le dénigrement systématique de toute activité économique comportant des risques, par l’opprobre moral jeté sur le bénéfice qui paye le risque mais qui ne s’obtient pas toujours. On ne peut pas blâmer un jeune homme qui préfère une situation sûre, salariée au risque des affaires. Il a entendu, depuis sa plus tendre enfance, traiter l’emploi fixe comme un genre de travail supérieur et désintéressé. L’école et la presse ont inculqué à notre jeune génération l’habitude de considérer toute entreprise commerciale comme suspecte, tout profit comme immoral. Selon ces idées, employer une centaine d’hommes équivaut à les exploiter, mais commander le même nombre d’individus est une tâche honorable. Des gens rigides peuvent taxer notre jugement d’exagération, mais l’expérience quotidienne de tout universitaire prouve que, suite à la propagande anti-capitaliste, les valeurs ont changé bien au-delà des transformations effectives des institutions, du moins en ce qui concerne l’Angleterre. La question se pose de savoir si pour satisfaire aux conceptions nouvelles nous allons démolir certaines institutions, et provoquer l’anéantissement de valeurs que nous estimons encore très haut.
La victoire de l’idéal de la sécurité sur celui de l’indépendance a amené des changements dans la structure sociale. Pour s’en rendre compte, on n’a qu’à comparer l’Allemagne et l’Angleterre d’il y a dix ou vingt ans. Sans vouloir contester l’influence de l’armée dans cette Allemagne, on ne peut pas lui attribuer à elle seule la formation de la société de caractère « militaire » (comme l’appelaient les Anglais). La différence entre les deux pays était beaucoup plus profonde. Les traits particuliers de la société allemande se manifestaient aussi bien dans les milieux où l’influence militaire proprement dite était dominante que dans ceux où elle était négligeable. Le peuple allemand s’entraînait pour la guerre, c’est entendu, mais les autres peuples en faisaient autant. Ce qui le distingue des autres, c’est l’emploi de l’organisation militaire dans une quantité de domaines divers. Du haut en bas, la vie civile était organisée militairement, de telle façon que la majorité des Allemands ne se considérait pas comme des individus indépendants, mais comme des fonctionnaires : c’est ce qui a donné son caractère particulier à leur structure sociale. L’Allemagne fut pendant longtemps, les Allemands eux-mêmes s’en vantaient, un Beamtenstaat. Le revenu et le statut de chacun était fixé, non seulement dans l’administration, mais dans presque tous les secteurs de la vie, par une autorité.
Il est probable que la force ne peut pas anéantir l’esprit de liberté, mais quel peuple aurait pu résister au processus par lequel il a été étouffé en Allemagne ? Il y fallait être d’abord fonctionnaire salarié pour obtenir une distinction ou un avancement quelconque ; remplir des devoirs présents y était considéré comme plus méritoire que de choisir son propre champ d’activité ; toute entreprise qui ne tendait pas à être consacrée officiellement, y était mal vue ; comment voulez-vous que dans de pareilles conditions un homme préfère longtemps la liberté à la sécurité ? Et lorsque le contraire de la sécurité devient un état extrêmement précaire, où l’on est méprisé en cas de réussite autant qu’en cas d’échec, il reste bien peu d’hommes pour le choisir. Arrivé à ce degré, parler de la liberté devient presque de l’ironie, puisqu’on ne peut l’obtenir qu’en y sacrifiant presque tout ce qui est précieux sur terre. On n’est donc pas surpris de voir affirmer par un nombre de gens toujours plus grand que la liberté ne vaut rien sans la sécurité économique et qu’ils sont prêts à sacrifier leur liberté à la sécurité. Mais cela devient inquiétant quand c’est le professeur Harold Laski qui emploie le même argument. Car il ne peut ignorer que celui-ci a servi plus que tout autre à déterminer les Allemands au sacrifice de leur liberté.
Le but principal de toute politique doit évidemment être de protéger l’homme contre les privations élémentaires, d’éviter le gaspillage des forces, d’en diminuer les causes et d’en prévenir les effets. Mais pour assurer le succès de ces tentatives sans supprimer la liberté individuelle, il faudrait réaliser la sécurité sans exercer de pression sur le marché en laissant libre jeu à la concurrence. Un certain degré de sécurité est indispensable à la sauvegarde de la liberté parce que la plupart des gens ne consentent pas à supporter les risques qu’elle comporte, s’ils sont par trop lourds. Sans perdre un instant cette vérité de vue, nous ne devons pas tomber dans l’erreur fatale à la mode chez les intellectuels qui exigent la sécurité au prix de la liberté. Regardons franchement la réalité ; admettons que la liberté ne s’obtient qu’à un certain prix et que l’homme doit faire de durs sacrifices pour la conserver. Nous devons acquérir à nouveau la conviction qui a servi de base à la liberté dans les pays anglo-saxons, formulée par Benjamin Franklin dans des termes applicables aussi bien aux individus qu’aux nations :
« Ceux qui sont prêts à abandonner des libertés essentielles contre une sécurité illusoire et éphémère ne méritent ni liberté ni sécurité. »