La route de la servitude - Chapitre VII
🔗Chapitre VII — Contrôle économique et totalitarisme
Le contrôle de la production des richesses est le contrôle de la vie humaine elle-même.
— Hilaire Belloc
La plupart des spécialistes du planisme qui ont sérieusement examiné les aspects pratiques de leur entreprise arrivent presque certainement à la conclusion que l’économie dirigée doit être administrée par des moyens totalitaires. La direction consciente d’un système complexe d’activités interdépendantes ne peut être assurée que par une équipe restreinte de spécialistes. La responsabilité des décisions et le pouvoir doivent appartenir, en dernière instance, à un commandant en chef, dont l’action ne peut pas être entravée par des procédures démocratiques. Tout ceci découle naturellement des principes fondamentaux d’un planisme centralisé qui ne peut être basé sur l’assentiment général. Les créateurs du plan nous consolent en disant que la réglementation autoritaire ne s’applique qu’aux questions économiques. Un des plus éminents spécialistes du planisme en Amérique, M. Stuart Chase, affirme que dans une société planifiée « la démocratie politique peut subsister à condition qu’elle s’occupe de tout sauf des questions économiques ». Des assurances pareilles sont accompagnées de conseils bienveillants qui nous recommandent de renoncer à la liberté dans les domaines qui sont ou devraient être les moins importants dans notre existence, afin d’obtenir une plus grande liberté sur un plan plus élevé. En vertu de pareilles considérations, des gens qui ont la dictature politique en horreur réclament souvent la dictature économique.
Ces arguments font appel à nos meilleurs instincts et séduisent souvent les hommes les plus intelligents. Si le planisme peut nous libérer de nos menus soucis et faciliter le plein épanouissement de notre personnalité, de nos préoccupations élevées, qui s’aventurerait à minimiser pareil idéal ? Si notre activité économique ne concernait que les contingences inférieures et sordides de l’existence, nous devrions évidemment nous efforcer de nous débarrasser des préoccupations matérielles, les abandonnant à une machinerie utilitaire, et nous consacrer entièrement au domaine spirituel.
Malheureusement les gens se trompent lorsqu’ils croient que le pouvoir contrôlant la vie économique n’affecte que des contingences d’importance secondaire. On prend trop à la légère la menace contre la liberté de nos activités économiques parce qu’on croit qu’il existe des fins économiques indépendantes des autres fins de la vie. C’est une chose qui n’existe que dans le cas pathologique de l’avare. Des êtres intelligents ne se proposent jamais des buts essentiellement économiques. Au sens propre du terme, nos actions ne sont pas dirigées par des « mobiles économiques ». Il y a simplement des facteurs économiques qui interviennent dans nos efforts vers d’autres fins. Ce qu’on appelle ordinairement, et improprement, « mobile économique » n’est en réalité que le désir de facilités générales, le désir du pouvoir, afin d’atteindre des buts non spécifiés[1]. Si nous luttons pour avoir de l’argent c’est parce qu’il nous offre les possibilités les plus variées pour jouir des résultats de nos efforts. Dans la société moderne, les restrictions que notre pauvreté relative nous impose sont dues à la limitation de notre revenu. Beaucoup en sont venus à haïr l’argent comme le symbole même de ces restrictions. Mais c’est là confondre la cause avec le moyen par lequel une force se manifeste. Il serait beaucoup plus juste de dire que l’argent est un des plus magnifiques instruments de liberté que l’homme ait jamais inventé. Dans la société actuelle, l’argent offre au pauvre un choix extraordinaire de possibilités, beaucoup plus grand que celui qui était accessible au riche il y a à peine quelques générations. Nous comprendrions mieux la signification des services rendus par l’argent en essayant de nous imaginer ce qui arriverait si l’on acceptait de faire ce que proposent maints socialistes, à savoir remplacer le « mobile pécuniaire » par des « stimulants non économiques ». Si l’on se met à rétribuer le travail non pas par l’argent, mais sous forme de distinctions honorifiques ou de privilèges, d’attribution d’un pouvoir sur d’autres ou par de meilleures conditions de logement ou de nourriture, par des possibilités de voyage ou d’instruction, tout cela signifie une nouvelle restriction de la liberté. Quiconque détermine la rétribution interdit par là même le choix que l’argent autorise : il en fixe la nature en même temps que l’importance.
Du moment que nous comprenons qu’il n’existe pas de mobiles purement économiques, nous découvrons plus facilement la signification réelle du mépris des considérations « uniquement » économiques. Ainsi se révèle le véritable sens de cette conception qui traite les questions économiques en affaires secondaires dans l’existence. Elle serait peut-être justifiée dans une économie marchande, mais uniquement dans un système d’économie libre. Aussi longtemps que nous disposons librement de notre revenu et de tous nos biens, une perte économique ne nous frustrera que de ce que nous considérons comme peu important pour la satisfaction de nos désirs. Une perte est « uniquement » de caractère économique si nous sommes en état d’en détourner les effets sur nos besoins les moins importants. Lorsque nous disons que la valeur d’une chose que nous venons de perdre est supérieure à sa valeur économique ou qu’elle ne peut même pas être évaluée en termes économiques, cela signifie que nous devons supporter la perte telle qu’elle se produit. Il en est de même en cas de gains économiques. En d’autres termes, les changements d’ordre économique ne touchent que la périphérie, la « marge » de nos besoins. Il y a beaucoup d’éléments dans notre vie qui ne peuvent pas être affectés par des gains ou des pertes économiques, des choses au-dessous des agréments ou même des nécessités quotidiennes qui échappent aux contingences économiques. Le « lucre » pèse peu par rapport à ces facteurs d’ordre élevé. Ce qui fait croire à beaucoup de gens que le planisme économique, touchant seulement nos intérêts économiques, ne peut pas sérieusement affecter les valeurs essentielles de notre vie.
C’est là, cependant, une conclusion erronée. En matière économique nous sommes libres de décider ce qui nous sert plus ou moins. C’est pourquoi les valeurs économiques sont moins importantes que bien d’autres choses. Dans la société actuelle nous avons à résoudre nous-mêmes les problèmes économiques de notre vie. Être contrôlé dans nos efforts économiques signifie être toujours contrôlé.
Le planisme économique ne soulève pas la question de savoir si nous sommes capables de satisfaire à nos besoins plus ou moins importants de la façon dont nous l’entendons. Il s’agit plutôt de savoir qui doit décider ce qui est plus et ce qui est moins important pour nous. Sera-ce le dirigeant du plan ? Le planisme économique n’affecte pas seulement nos besoins subsidiaires, ceux auxquels nous pensons en parlant avec dédain des choses exclusivement économiques. En fait, l’individu n’aurait plus la possibilité de décider par lui-même lesquels de ses besoins sont subsidiaires.
L’autorité dirigeant toutes les activités économiques contrôlera non seulement les secteurs secondaires de notre existence : elle surveillera également l’attribution des moyens pour tout dessein que nous serions amenés à poursuivre. Celui qui contrôle toute l’activité économique contrôle en même temps tous les moyens de réalisation destinés à toutes les fins imaginables ; c’est lui qui décidera, en dernière instance, lesquelles choisir ou écarter. C’est là le point crucial. Le contrôle économique n’est donc pas seulement un secteur isolé de la vie humaine, mais le contrôle des moyens susceptibles de servir à toutes les fins possibles. Quiconque a le contrôle exclusif de ces moyens est à même de décider quels sont les résultats qu’on doit rechercher, d’établir une hiérarchie de valeurs, en un mot, c’est lui qui déterminera quelles croyances et quelles ambitions sont admissibles. Le planisme centralisé signifie que c’est la communauté qui doit résoudre le problème économique à la place de l’individu. Ceci implique l’obligation pour la communauté ou pour ses représentants de déterminer l’importance relative des différents besoins.
Les créateurs de plans nous promettent une soi-disant liberté économique pour nous débarrasser précisément de la nécessité de résoudre nos problèmes économiques, en disant que les alternatives souvent pénibles qu’ils comportent seraient tranchées par d’autres à notre place. Comme dans la vie moderne nous sommes dépendants à chaque instant, à chaque pas, de la production des autres hommes, le planisme économique implique la réglementation presque totale de toute notre vie. Il en existe à peine un aspect, qu’il s’agisse de nos besoins élémentaires ou de nos relations de famille, de l’amitié ou du caractère de notre travail, de l’emploi de nos loisirs, qui ne soit soumis au « contrôle conscient » des artisans du plan[2].
La mainmise des dirigeants du plan sur notre vie privée serait tout aussi complète si elle ne s’exerçait pas par un contrôle direct sur la consommation. La société planifiée recourra probablement, à des degrés variés, au rationnement ou aux procédés analogues. L’influence du planisme sur notre vie privée demeurerait pourtant la même, ou serait à peine atténuée, si le consommateur conservait une liberté formelle de dépenser ses revenus à sa guise. L’autorité dans une société planifiée conserverait le contrôle de la consommation par le contrôle de la production.
Sous un régime de concurrence libre nous jouissons d’une liberté de choix nous permettant, si une personne se montre incapable de satisfaire nos désirs, de nous adresser à une autre. Mais si nous devons nous adresser au détenteur d’un monopole, nous sommes à sa merci. Et, bien entendu, l’autorité qui dirige tout le système économique constitue le monopole le plus puissant qu’on puisse imaginer. Cette autorité n’exploitera pas, probablement, son pouvoir de la même façon que ferait un trust privé. Elle ne cherchera pas obtenir le maximum de gain financier, mais disposera du pouvoir souverain de décider ce que nous recevrons et à quelles conditions nous le recevrons. L’autorité centrale déterminera non seulement le genre et la quantité des biens à distribuer, mais réglementera leur répartition selon des régions et des groupements de populations, se réservant, au besoin, la possibilité d’une discrimination entre différentes catégories de gens. Elle pourrait réglementer de la même façon la jouissance des services publics, du droit de déplacement, etc. Il suffit de penser aux arguments des partisans du planisme pour ne conserver aucun doute sur la façon dont s’exercera ce pouvoir : uniquement pour les fins approuvées par l’autorité et pour empêcher la réalisation de celles qu’elle désapprouve.
Le contrôle économique est bien le contrôle tout court de toute la vie. Rien ne le démontre mieux que son influence sur le commerce extérieur. À première vue, rien n’affecte moins la vie privée que le contrôle exercé par l’État sur les échanges extérieurs. La plupart des gens ont tendance à considérer son instauration avec une parfaite indifférence. Mais l’expérience de la plupart des pays continentaux a éclairé les bons observateurs qui considèrent cette mesure comme un pas décisif sur la pente du totalitarisme et de la suppression des droits individuels. Contrôler le commerce extérieur c’est, en effet, livrer l’individu non seulement le riche, mais chacun, à la tyrannie de l’État ; lui supprimer la dernière chance de résistance.
Personne ne peut plus voyager librement, ni acheter des livres et des journaux étrangers de son choix. Toutes les possibilités de contacts avec l’étranger sont réduites à celles que l’opinion officielle approuve ou juge nécessaires : ainsi est obtenu un contrôle de l’opinion publique plus efficace et plus complet qu’il n’a jamais existé sous le règne des gouvernements absolutistes du XVIIe et du XVIIIe siècle.
Le contrôle de la production et des prix confère un pouvoir presque illimité. Dans un régime de concurrence, les prix dépendent des quantités de biens dont nous privons les autres membres de la société en nous rendant acquéreur de quelque chose. Ce prix n’est pas fixé par la décision délibérée de qui que ce soit. Si la réalisation de nos projets par une voie nous paraît entraîner trop de frais, nous sommes libres de la remplacer par une autre. Les obstacles que nous rencontrons sur notre chemin ne sont pas dressés par la mauvaise volonté de quelqu’un qui désapprouve nos fins. Il se trouve simplement que les moyens dont nous voulons nous servir sont recherchés par d’autres également. Tandis que dans l’économie dirigée, où l’autorité surveille les fins poursuivies, elle use infailliblement de son pouvoir pour favoriser les unes et empêcher la réalisation des autres. Ce n’est pas notre goût, mais celui de quelqu’un d’autre qui y décidera de nos préférences et déterminera ce que nous pouvons acquérir ou non. Comme l’autorité aura un pouvoir suffisant pour imposer ses vues et contrecarrer efficacement tout effort contraire, elle parviendra à contrôler la consommation aussi complètement que si elle prescrivait la façon de dépenser nos revenus.
En tant que consommateurs, nous agirons dans notre vie quotidienne selon les désirs de l’autorité ; il en sera de même pour nous en tant que producteurs. Ces deux aspects de notre existence sont inséparables. Nous passons une grande partie de notre vie au travail qui détermine en même temps notre milieu social et nos fréquentations. Par conséquent, la liberté de choisir notre travail est probablement plus importante pour notre bonheur que la liberté de dépenser à notre guise pendant nos loisirs.
Il n’est pas douteux que cette liberté, même dans le meilleur des mondes possibles, sera fort limitée. Il y a peu de gens qui aient jamais eu la faculté de choisir entre un grand nombre de métiers. Il importe cependant d’avoir quand même quelque liberté du choix, de ne pas être éternellement lié à un métier que quelqu’un d’autre aura choisi pour nous. Nous devrons avoir la possibilité de nous dégager d’un travail, choisi dans le passé, qui serait devenu incompatible avec nos goûts, et être à même, au prix de sacrifices, s’il le faut, d’embrasser un autre métier. Rien ne rend la vie plus insupportable que la conscience que nos propres efforts ne peuvent rien pour changer notre condition. Les pires conditions deviennent tolérables du moment que nous savons que nous pourrons y échapper, même si nous n’avons pas la force de caractère de faire le sacrifice nécessaire.
Nous ne voulons pas prétendre par là que tout va pour le mieux dans le monde actuel, que le monde libéral était parfait, et qu’on ne pourrait pas faire encore beaucoup pour augmenter les possibilités de choix. Dans ce domaine, comme dans d’autres, l’État peut faire beaucoup par la diffusion des connaissances, des renseignements appropriés. Mais cette action virtuelle de l’État, et c’est ce qui importe, serait exactement le contraire des tendances du planisme qu’on propage et pratique actuellement. Les fervents du planisme promettent de conserver et même d’augmenter les possibilités de libre choix d’un métier dans la société nouvelle. Mais ils semblent promettre plus qu’ils ne pourront accomplir. S’ils veulent exécuter le plan, ils doivent contrôler l’embauche ou le barème des salaires, ou l’un et l’autre. Dans tous les systèmes de planisme connus jusqu’à ce jour, l’instauration d’un pareil contrôle et de pareilles restrictions est une des premières mesures envisagées. On n’a pas besoin d’avoir beaucoup d’imagination pour se représenter ce qui advient alors du fameux « libre choix du métier ». Le « libre choix » deviendrait, en fait, purement fictif, une promesse gratuite de ne pas procéder par discrimination là où la discrimination s’impose par la nature des choses. On pourrait seulement espérer que la sélection s’effectuerait sur la base de considérations objectives, ou données pour telles par l’autorité.
Le résultat serait le même si les dirigeants du plan se contentaient de fixer le niveau des salaires et de limiter ainsi le nombre des emplois disponibles. La limitation des salaires fermerait aussi sûrement certains métiers à différentes catégories de gens que les mesures spécifiques destinées à les en exclure. Dans la société basée sur la concurrence, une jeune fille un peu simple qui veut devenir vendeuse, un garçon de constitution faible qui veut à tout prix exercer un métier exigeant un homme robuste, peuvent éventuellement y parvenir. D’une façon générale, toute personne ne présentant pas les conditions requises, des aptitudes voulues pour un emploi quelconque ne se voit pas nécessairement écartée. Lorsqu’un homme tient particulièrement à une carrière de son choix, il peut parfois s’en assurer l’accès par un sacrifice financier et y révéler plus tard des qualités insoupçonnées au premier abord. Par contre, si c’est l’autorité qui fixe la rémunération et si l’on procède à la sélection des candidats par un « test » objectif, on ne tiendra aucun compte de l’ardent désir qu’ont certains d’obtenir l’emploi. Un homme qui ne présente pas des caractéristiques du type moyen ne pourra pas s’entendre avec un employeur disposé à l’accepter tel qu’il est. La personne qui préfère travailler à des heures irrégulières ou même mener une vie de bohème, avec un revenu modeste et peut-être irrégulier, n’aura évidemment pas le choix. Partout régneront les conditions qui caractérisent les grandes organisations, ou même des conditions pires puisqu’il n’y aura plus aucune possibilité d’y échapper. Nous n’aurions plus le choix d’exercer une activité rationnelle et efficace à l’occasion et dans la mesure que nous estimons particulièrement indiquée, nous devrions nous conformer tous au standard élaboré par la direction du plan. Pour mener à bien l’immense entreprise, elle devrait réduire la diversité des capacités et des penchants humains à quelques catégories facilement interchangeables et négliger toutes les différences personnelles d’ordre secondaire. Le but avoué du planisme est de faire de l’homme quelque chose de plus qu’un simple moyen de production. En réalité, l’individu le serait plus que jamais, puisque le plan ne peut guère tenir compte des préférences individuelles, et il sera utilisé sans égard par l’autorité au service d’abstractions, dans le genre du « bien-être social » ou du « salut de la communauté ».
Évidemment, dans une société basée sur la concurrence, on peut tout avoir en y mettant le prix, mais souvent c’est un prix cruellement élevé. C’est là un fait dont on ne peut pas contester l’importance. Mais la seule alternative possible, c’est l’obéissance aveugle à des ordres ou à des interdictions, ou, en fin de compte, la protection des puissants.
Dans la société basée sur la concurrence, on peut tout obtenir en payant le prix. C’est une chose qu’on lui reproche, reproche bien caractéristique de la confusion des idées qui règne aujourd’hui. Certaines gens s’insurgent contre l’idée de mettre des valeurs spirituelles en contact avec l’argent. Cela revient à protester contre le sacrifice que nous pourrions faire de nos besoins secondaires afin de conserver des valeurs plus essentielles et c’est là un manque de respect significatif pour la dignité humaine. Souvent on ne peut conserver la vie, la santé, l’honneur ou l’équilibre mental qu’au prix de sacrifices matériels considérables. Et il faut reconnaître que nous ne sommes pas toujours disposés à faire le sacrifice nécessaire pour protéger les valeurs essentielles contre toute atteinte. Nous pourrions, par exemple, aisément réduire le nombre des accidents d’auto à zéro, si nous voulions faire le sacrifice nécessaire — à savoir supprimer les autos. Dans des milliers d’autres circonstances nous risquons quotidiennement notre vie, notre santé, les valeurs spirituelles, nous mettons en danger la vie de nos proches uniquement pour développer ce que nous appelons, non sans condescendance, notre confort matériel.
Il n’est pas surprenant que les hommes désirent éluder le choix pénible que la réalité leur impose. Mais peu de gens admettraient pourtant de s’en remettre à autrui du soin de choisir. Les hommes préféreraient éliminer définitivement la nécessité du choix. Ainsi ne sont-ils que trop disposés à croire qu’en réalité le choix n’est pas indispensable, qu’il ne leur est imposé que par la faute du système économique existant. Ils en veulent au problème économique.
Des gens qui prennent leurs désirs pour des réalités trouvent un appui dans la théorie aventureuse de la « richesse potentielle » qui, constatant que le monde dispose virtuellement de tous les biens nécessaires à la subsistance de l’humanité, prétend nier l’existence des problèmes économiques. Bien que ce sophisme ait servi, sous des formes différentes, la propagande socialiste depuis que le socialisme existe, il est aussi manifestement faux aujourd’hui que lorsqu’on l’a employé pour la première fois il y a cent ans. Pendant toute cette période, aucun de ses partisans n’a pu mettre sur pied un plan pratique permettant d’augmenter la production suffisamment pour supprimer la misère au moins en Europe occidentale, sans parler du reste du monde. On peut affirmer que les théoriciens de la « richesse potentielle » sont soit malhonnêtes soit ignorants[3]. Cette conception, comme toutes les autres qui voudraient nous orienter vers le planisme, n’éveille que de faux espoirs.
Le peuple y croit encore, mais la plupart des spécialistes de la question ont peu à peu abandonné l’idée selon laquelle la production en régime planiste serait plus forte qu’en régime de concurrence. Un grand nombre d’économistes socialisants, qui ont étudié le problème de près, déclarent même qu’il serait heureux que le planisme pût atteindre l’efficacité du système de concurrence. Ils continuent à préconiser le planisme, non pas à cause de son rendement plus élevé dans le domaine de la production, mais afin de permettre une répartition plus juste et plus équitable des richesses. Ceci est d’ailleurs le seul argument en faveur du planisme qui mérite d’être examiné sérieusement. Si nous voulons, en effet, répartir les biens selon une échelle déterminée d’avance, décider que chacun doit recevoir telle part, nous devons édifier tout le système économique selon un plan bien défini. Il reste toujours la question de savoir si la réalisation d’un idéal de justice conçu par un homme déterminé n’entraînerait pas plus de mécontentement et plus d’oppression que n’en a jamais produit le libre jeu, tant décrié, des forces économiques.
Nous pourrions essayer de nous consoler en pensant que l’avènement d’un planisme centralisé signifierait en réalité un simple retour, après la courte période de l’économie libre, aux limitations et aux règlements qui, au cours des siècles, ont toujours régné dans le domaine économique. Mais ce serait une illusion dangereuse de croire que la liberté individuelle ne subirait pas des atteintes plus graves qu’avant l’époque du laissez-faire. Les réglementations les plus extrêmes que nous connaissions dans l’histoire européenne se limitaient à la création d’une armature générale et semi-permanente à l’intérieur de laquelle l’individu conservait une large sphère d’activité libre. Les méthodes de contrôle dont on disposait jadis ne permettaient d’ailleurs pas autre chose que des directives très générales. Et même le contrôle le plus complet n’embrassait que la part de l’activité de chacun qui comptait effectivement dans la répartition sociale du travail. Dans la mesure où l’individu vivait de ses propres produits, il pouvait agir à sa guise.
Les phrases souvent redites au sujet de la pauvreté au milieu de l’abondance, des problèmes de production qui seraient d’ores et déjà résolus, si seulement nous savions manier le problème de la distribution, s’avèrent comme les plus mensongers des clichés modernes… L’exploitation incomplète de la capacité de production est un problème d’importance capitale aux États-Unis seulement. Mais cette question est totalement insignifiante par rapport au fait qu’en employant à plein rendement les ressources productrices on produise si peu. L’ère de l’abondance se fera encore longtemps attendre… Si l’on pouvait éliminer de tout le circuit industriel le chômage, on améliorerait notablement le niveau de vie de la population aux États-Unis, mais ce ne serait qu’une contribution négligeable à l’augmentation du revenu de la population mondiale[4].
À présent, la situation est entièrement différente. La spécialisation progressive du travail au cours de la période libérale, a fait que toutes nos activités s’intègrent au processus social ; et il est impossible d’arrêter ce développement sans mettre en danger le bien-être tout relatif de populations immensément accrues. Mais en substituant le planisme centralisé à la concurrence, une part encore plus importante de notre vie serait soumise au pouvoir des autorités. L’ingérence de celles-ci ne s’arrêtera pas à notre activité économique, puisque tous nos actes dépendent de l’activité économique de quelqu’un d’autre[5]. Les socialistes avec leur zèle pour la « satisfaction collective des besoins », en prévoyant des heures, des genres déterminés pour nos divertissements comme pour nos besoins élémentaires, veulent arriver à faire l’éducation politique des masses. Ils ont, en réalité, bien travaillé pour préparer l’avènement du totalitarisme. Les exigences du planisme y contribuent également : il nous prive de tout choix, pour nous accorder, au moment voulu, ce que le plan prévoit.
On dit souvent qu’il n’y a point de liberté politique sans liberté économique. C’est vrai, mais dans un sens opposé à celui où les partisans du planisme veulent l’entendre. La liberté économique ne peut figurer comme condition préalable de toutes les autres libertés si elle doit signifier la libération de tout souci économique, promise par les socialistes, puisqu’on ne pourrait l’atteindre qu’en privant l’individu et de la nécessité et de la capacité du choix. Elle ne pourrait remplir ce rôle qu’en étant une liberté économique personnelle nous conservant le droit de choisir, ce qui entraînerait inévitablement les risques et les responsabilités corollaires de tout droit.
🔗Notes de bas de page
Cf. L. Robbins, The Economic Causes of War, 1939, appendice. ↩︎
Le contrôle économique est bien le contrôle tout court de toute la vie. Rien ne le démontre mieux que son influence sur le commerce extérieur. À première vue, rien n’affecte moins la vie privée que le contrôle exercé par l’État sur les échanges extérieurs. La plupart des gens ont tendance à considérer son instauration avec une parfaite indifférence. Mais l’expérience de la plupart des pays continentaux a éclairé les bons observateurs qui considèrent cette mesure comme un pas décisif sur la pente du totalitarisme et de la suppression des droits individuels. Contrôler le commerce extérieur c’est, en effet, livrer l’individu non seulement le riche, mais chacun, à la tyrannie de l’État ; lui supprimer la dernière chance de résistance. Personne ne peut plus voyager librement, ni acheter des livres et des journaux étrangers de son choix. Toutes les possibilités de contacts avec l’étranger sont réduites à celles que l’opinion officielle approuve ou juge nécessaires : ainsi est obtenu un contrôle de l’opinion publique plus efficace et plus complet qu’il n’a jamais existé sous le règne des gouvernements absolutistes du XVIIe et du XVIIIe siècle. ↩︎
Nous allons citer à l’appui de ce jugement les conclusions de Conditions of Economic Progress (1940, p. 3-4) par Colin Clark, un des statisticiens les plus connus de la nouvelle génération : « Les phrases souvent redites au sujet de la pauvreté au milieu de l’abondance, des problèmes de production qui seraient d’ores et déjà résolus, si seulement nous savions manier le problème de la distribution, s’avèrent comme les plus mensongers des clichés modernes… L’exploitation incomplète de la capacité de production est un problème d’importance capitale aux États-Unis seulement. Mais cette question est totalement insignifiante par rapport au fait qu’en employant à plein rendement les ressources productrices on produise si peu. L’ère de l’abondance se fera encore longtemps attendre… Si l’on pouvait éliminer de tout le circuit industriel le chômage, on améliorerait notablement le niveau de vie de la population aux États-Unis, mais ce ne serait qu’une contribution négligeable à l’augmentation du revenu de la population mondiale. » ↩︎
Ibid. ↩︎
Il n’est donc pas étonnant que dans des pays totalitaires, en Russie comme en Allemagne ou en Italie, l’organisation des loisirs soit devenue un problème du planisme. Les Allemands ont même inventé pour cet usage le terme affreux et contradictoire en lui-même de Freizeitgestaltung (littéralement : réglementation de l’emploi du temps libre), comme s’il subsistait encore du temps libre si l’on doit l’employer d’une façon prescrite par l’autorité. ↩︎