La route de la servitude - Chapitre VI

🔗Chapitre VI — Le planisme et la règle de la loi

Les dernières recherches dans le domaine de la sociologie juridique confirment, une fois de plus, que le principe fondamental de toute loi destinée à juger chaque cas en vertu d’un précepte rationnel, général, tolérant aussi peu d’exceptions que possible et découlant de déductions logiques, n’est valable que pour la période de concurrence libérale en système capitaliste.
— K. Mannheim

Le critère le plus sûr auquel on reconnaît un pays libre et le distingue d’un pays gouverné arbitrairement, est le respect des grands principes représentés par la règle de la loi. Si l’on fait abstraction de tous les détails de procédure, cela signifie que le gouvernement est lié dans tous ses actes par des règles immuables et préétablies, règles qui permettent de prévoir avec certitude que, dans des circonstances déterminées, l’autorité exécutive s’exercera d’une façon déterminée. Ainsi chacun peut accorder sa conduite à ces provisions[1]. Les législateurs autant que les agents de l’administration étant faillibles, cet idéal ne peut pas être intégralement réalisé. Il est essentiel, cependant, de réduire au minimum la latitude laissée aux organes exécutifs d’étendre leur pouvoir. Les lois restreignent, dans une certaine mesure, la liberté individuelle en limitant les moyens que les citoyens peuvent employer pour réaliser leurs desseins. Mais, d’autre part, le gouvernement soumis à la règle de la loi est dans l’impossibilité de contrecarrer des efforts individuels par des mesures improvisées. Les règles du jeu ainsi fixées, l’individu peut vaquer librement à ses occupations. Il sait que le gouvernement n’emploiera pas son pouvoir à le frustrer délibérément des résultats de ses efforts.

La distinction entre une armature permanente de lois soumettant l’activité productive aux initiatives individuelles et la direction de l’activité économique confiée à une autorité centrale ne représente qu’un cas d’espèce de la distinction plus générale entre la règle de la loi et le système de gouvernement arbitraire. Dans le premier cas, le gouvernement se borne à fixer des conditions dans lesquelles les ressources existantes peuvent être exploitées. C’est aux individus de décider à quelle fin ils veulent les employer. Dans le second cas, c’est le gouvernement qui ordonne l’emploi des moyens de production à des fins déterminées. Sous le régime de la loi, les règles sont conçues a priori, sous forme de règles fixes ne tenant pas compte des préoccupations et des besoins d’une catégorie quelconque de gens. Elles constituent simplement des instruments adaptables aux besoins variables de tout individu. Et comme leur validité est prévue, ou doit l’être, pour de longues périodes, il est impossible de savoir d’avance si elles vont favoriser telle catégorie de gens plutôt qu’une autre. On pourrait les considérer comme des instruments de production permettant à l’homme de prévoir le comportement de tous ceux avec lesquels il sera appelé à coopérer.

Le planisme économique du genre collectiviste introduit naturellement le système opposé. L’autorité qui élabore les plans ne peut évidemment pas se contenter de créer des possibilités d’activité permettant à n’importe qui de s’en servir à sa guise. Elle ne peut pas se lier par des règles générales et fixes excluant l’arbitraire. Cette autorité doit pourvoir aux besoins de la population, au fur et à mesure qu’ils se manifestent, en parant chaque fois au plus pressé. Elle doit constamment trancher des problèmes qui ne peuvent pas se résoudre en se guidant d’après des principes rigides. En prenant ses décisions, l’autorité centrale doit établir une hiérarchie entre les besoins des différentes catégories de citoyens. S’il faut fixer le nombre de porcs à engraisser, le nombre d’autocars à mettre en service, choisir les mines de charbon à exploiter, déterminer le prix des chaussures, on ne peut pas y procéder en se basant sur des principes éternels, ni prévoir ces décisions longtemps à l’avance. Elles dépendront nécessairement des circonstances du moment et entraîneront le sacrifice des intérêts de certains groupes ou de certaines personnes au bénéfice d’autres. En dernière instance, c’est le jugement d’une personne qui décidera quel est l’intérêt qui doit l’emporter : par voie de conséquence, cette opinion s’intégrera dans les lois du pays. Une nouvelle distinction entre citoyens en résultera, imposée par l’appareil exécutif du gouvernement.

Notre distinction entre les lois définies (ou la justice) et les règles empiriques, tout en étant très caractéristique, est difficile à suivre avec précision dans la pratique, bien que le principe en soit suffisamment simple. La différence entre les deux régimes est la même qu’entre deux conceptions de règlement de circulation : on peut soit établir un code de la circulation, soit dire à chaque passant et à chaque automobiliste où il doit aller ; on peut soit pourvoir les routes de signaux lumineux, soit prescrire aux gens le chemin qu’ils doivent prendre. Les règles définies annoncent d’avance quelle sera la réaction de l’État dans des circonstances déterminées. Ces règles sont conçues en formules générales sans viser un moment, un endroit, ou une personne particuliers. Elles concernent des situations-types, des événements qui peuvent survenir dans la vie de chacun, et sont, par conséquent, fort utiles à un grand nombre d’individus dans leurs affaires les plus variées. Le fait de savoir que dans telle circonstance l’État agira de telle manière ou exigera tel comportement de l’individu, permet à chacun de faire des projets. Les règles formelles qui peuvent servir à des gens non encore définis dans des circonstances inconnues, pour des desseins de leur choix, sont véritablement des instruments utilitaires. Le plus important critère de la règle formelle, dans le sens où nous employons le terme, réside dans le fait que nous ne savons pas quelle sera son efficacité, à quelles fins particulières elle servira ; nous ne savons pas quelles personnes en bénéficieront. Elle a été formulée pour le bien probable de tous les hommes dont elle réglera l’existence. Elle n’implique pas une préférence pour des fins ou des gens particuliers, puisque personne ne sait qui s’en servira ni dans quelles circonstances.

Aujourd’hui, nous avons tendance à n’admettre que des phénomènes rigoureusement contrôlés. Il peut paraître d’autant plus paradoxal de vanter les avantages d’un système social en raison de notre ignorance de ses effets. Dans le système préconisé nous connaîtrons moins la portée des mesures prises par l’État que dans la plupart des autres systèmes existants. Cette considération est l’axiome même du grand principe libéral, de la règle de la loi. En poursuivant l’examen de la question un peu plus loin, le paradoxe apparent se dissipera rapidement.

Notre démonstration sera double : économique d’abord. Cette démonstration économique, nous ne pourrons ici que la résumer brièvement. L’État devrait se limiter à établir des règles adaptées aux conditions générales, aux situations-types et garantir à l’individu la liberté d’action dans toutes les circonstances spécifiques, car seul l’individu peut connaître parfaitement ces circonstances particulières et régler sa conduite en conséquence. Pour que les individus puissent se servir de leurs connaissances et former des projets, ils doivent être à même de prévoir les actes du gouvernement susceptibles d’influencer ces projets. Pour qu’on puisse prévoir les mesures que l’État prendra, il faut qu’elles découlent de règles définies, indépendantes des circonstances de fait imprévisibles. Et, inversement, il est évident qu’au cas où l’État doit diriger les actes des individus à des fins déterminées, ses interventions devant se baser sur une connaissance complète des circonstances à un moment donné, ses actes seront imprévisibles. D’où la conclusion bien connue : plus l’État « planifie », plus il devient difficile pour l’individu de faire des projets.

La seconde preuve, plutôt morale ou politique, se rapporte encore plus directement à notre discussion. Si l’État calcule avec précision l’incidence de ses actes, il ne laisse pas de choix aux individus intéressés. Chaque fois que l’État peut prévoir les résultats possibles d’une décision sur des gens déterminés, c’est lui qui choisit entre les différents buts envisagés. Si nous voulons donner à chacun sa chance, permettre à tout homme de faire son chemin selon ses idées, nous ne pouvons pas prévoir les résultats qu’ils atteindront. Dans ce cas, nous devons concevoir des règles générales, des lois authentiques ; — nettement différentes des ordres empiriques — qui peuvent être maniées dans des circonstances inconnues d’avance ; en conséquence leurs effets sur des desseins particuliers, sur des groupes déterminés restent imprévisibles. Seul le législateur animé de cet esprit peut être impartial. Être impartial signifie ne pas avoir de réponse à certaines questions, à celles qu’on tranche normalement en jouant pile ou face. Dans un monde où tout serait prévu, l’État n’aurait rien à faire et pourrait aisément rester impartial. Mais là où les effets de la politique gouvernementale sur les hommes sont parfaitement connus et où le gouvernement veut précisément atteindre ces effets, il ne peut pas être impartial. Il est amené, par la force des choses, à prendre des mesures, à imposer aux citoyens ses appréciations, et, au lieu de les soutenir dans leurs propres efforts, il leur assigne des buts de son choix. Du moment qu’on prévoit, lorsqu’on édicte une loi, ses effets particuliers, elle ne pourra être un instrument destiné à l’usage du peuple ; elle devient un instrument d’asservissement à la disposition du législateur, pliant le peuple à ses volontés. À ce stade l’État cesse d’être une machine utilitaire créée pour aider l’homme à l’épanouissement le plus complet de sa personnalité et il devient une institution « morale ». Nous employons le mot « moral » nullement par opposition avec immoral, mais pour caractériser une institution qui impose à ses membres ses opinions concernant toutes les questions d’ordre moral, que ces opinions soient morales ou hautement immorales. Dans cette acception du terme, l’État nazi ou tout autre État collectiviste est « moral » tandis que l’État libéral ne l’est pas.

On pourrait objecter que tout ceci ne soulève pas de difficulté sérieuse : le créateur d’un plan économique traite des questions dans lesquelles ses préjugés personnels ne doivent pas intervenir ; il peut se fier au bon sens général pour décider de ce qui est juste et raisonnable. À l’élaboration d’un plan économique participent d’habitude des gens ayant l’expérience de ce travail à l’échelle d’une industrie particulière. Ils ne se heurtent pas à des difficultés insurmontables pour trouver des solutions satisfaisantes pour tous les intéressés. Ceci ne prouve rien, simplement parce que la sélection des « intérêts » touchés par le planisme est confiée à une industrie particulière. Ceux qui sont plus particulièrement intéressés à la réussite d’une telle entreprise, ne sont pas nécessairement les meilleurs juges des intérêts de la société prise comme un tout. Prenons un cas courant : lorsque les représentants du capital et du travail, au sein d’une industrie, tombent d’accord pour une politique de restrictions et exploitent ainsi les consommateurs, il n’y a d’habitude aucune difficulté pour répartir les pertes au prorata des salaires ou selon tout autre principe. Mais une perte qui devrait être répartie entre des milliers ou des millions d’individus n’est habituellement pas prise en considération ou ne l’est que très incomplètement. Dans quel secteur du planisme économique pouvons-nous faire des sondages nous permettant de juger l’utilité du principe de la « correction » ? Nous devons choisir un domaine où les gains et les pertes soient également visibles. Il est généralement admis qu’en pareils cas les grands principes comme celui de la correction sont inopérants. Si nous avons à choisir entre d’une part des salaires plus élevés pour les médecins et les infirmières, et d’autre part un service médical plus étendu, mieux organisé, si nous avons à choisir soit de procurer plus de lait aux enfants soit de payer de meilleurs salaires aux ouvriers agricoles, si nous pouvons assurer soit un emploi aux chômeurs soit de meilleurs traitements aux employés en place, toutes ces questions ne peuvent être tranchées qu’à une condition : en établissant un système de valeurs complet dans lequel une place définie est assignée à chaque besoin individuel ou collectif.

Comme le planisme s’étend de plus en plus, on est amené à substituer aux principes juridiques de simples références indiquant que telle ou telle opération est « correcte » ou « raisonnable ». Cela revient à dire que, dans les cas concrets, la décision est abandonnée à la discrétion d’un arbitre ou à une autorité spécialement compétente. La pénétration progressive de ces formules vagues dans la législation et la jurisprudence pourrait fournir les éléments d’une véritable histoire du déclin de la règle de la loi, de la disparition du Rechtstaat, de l’« État de Droit ». On y verrait comment cet envahissement de l’arbitraire a rendu les lois incertaines, les a fait mépriser et les a réduites au rang de simples instruments de la politique. Sous ce rapport, il est essentiel d’insister une fois de plus sur le fait que ce processus de déchéance de la règle de la loi était en cours en Allemagne quelque temps déjà avant l’avènement d’Hitler. La tendance vers un planisme totalitaire était déjà bien avancée. Hitler n’eut qu’à compléter la tâche.

Il n’est pas douteux que le planisme implique nécessairement une discrimination délibérée entre les besoins des individus, permettant aux uns de faire ce qu’on interdit aux autres. Il faut que la loi fixe la richesse à laquelle certaines catégories de gens ont droit, codifie ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas posséder. Ceci signifie, en réalité, un retour aux statuts, un renversement du « mouvement des sociétés progressives » qui a été, selon la phrase célèbre de Sir Henry Maine, « jusqu’à présent le mouvement du statut au contrat ». Nous devons indiscutablement considérer la règle de la loi, plus encore que la règle du contrat, comme la véritable antinomie de la règle du statut. C’est la règle formelle de la loi, c’est l’absence de certaines catégories de gens privilégiés qui garantit l’égalité devant la loi.

De tout ceci résulte un fait indiscutable, quoique en apparence paradoxal : l’égalité formelle devant la loi est en contradiction, voire incompatible, avec tout effort gouvernemental tendant à réaliser l’égalité matérielle ou concrète entre les hommes. En d’autres termes, toute politique qui veut mettre en pratique l’idéal de la justice distributive doit mener tout droit à la destruction de la règle de la loi. Pour obtenir de gens différents des résultats identiques, il faut les traiter différemment. Offrir à des hommes différents la même possibilité objective c’est ne pas leur accorder la même chance subjective. On ne peut pas contester que la règle de la loi produise une inégalité économique ; cependant cette inégalité n’affecte pas particulièrement une catégorie de gens déterminée. Il est significatif et caractéristique au demeurant que les socialistes (et les nazis), tout en protestant contre la justice « purement » formelle, contre les lois qui ne tiennent pas compte de la situation matérielle des gens, tout en demandant « la socialisation du droit » et en attaquant l’indépendance des juges, ont soutenu des mouvements dans le genre de la Freirechtsschule, ennemi dangereux de la règle de la loi.

Pour l’efficacité de la règle de la loi, il est plus important qu’elle soit toujours appliquée sans exception que de savoir ce qu’elle contient : peu importe que nous conduisions sur le côté gauche ou droit de la route, à condition que nous prenions tous le même côté. Ce qui est important, c’est que nous puissions, en connaissance de la règle, prédire correctement l’attitude des gens. Ceci exige qu’elle soit appliquée dans tous les cas, même si à l’occasion nous avons l’impression de commettre une injustice.

Le conflit entre justice formelle et égalité formelle devant la loi d’une part, et les différentes tentatives pour mettre en pratique l’idéal d’une justice et d’une égalité intégrales d’autre part ont encore une autre conséquence : la confusion fort répandue au sujet de la notion de « privilège » et de ses abus. Mentionnons seulement l’extension la plus abusive de la notion de privilège : son application à l’idée de la propriété. La propriété serait un privilège, en effet, si la propriété foncière était réservée, comme ce fut parfois le cas dans le passé, uniquement aux membres de la noblesse. Il y a privilège si le droit de produire ou de vendre certains articles est réservé, chose courante à notre époque, à une certaine catégorie de gens désignée par l’autorité. Mais appeler privilège la propriété privée que chacun peut acquérir dans des conditions identiques — uniquement parce que seuls un certain nombre de gens y parviennent — c’est vider le mot de son sens.

Le critère décisif des lois formelles en système libéral est le fait qu’on ne peut pas prédire leurs effets. Il nous sert, de plus, à éclaircir une autre confusion répandue au sujet de ce système : il s’agit de sa prétendue tendance à paralyser l’action de l’État. L’État doit-il ou non « agir » ou « intervenir » ? — poser l’alternative de cette façon c’est déplacer la question. Le terme laissez faire est extrêmement ambigu et ne sert qu’à déformer les principes sur lesquels repose la politique libérale. Sans doute, l’État, par définition, doit agir et ses actes ont toujours un certain effet. Mais il ne s’agit pas de cela. La question est de savoir si l’individu peut prévoir l’action de l’État, et si cette connaissance lui fournit des points de repère pour y ajuster ses propres projets. Ainsi, cependant que l’État ne peut pas contrôler l’usage qu’on fait de ses organismes, l’individu par contre se rend parfaitement compte de la mesure dans laquelle il sera protégé contre l’ingérence d’autrui, et il saura si l’État peut le frustrer ou non des résultats de son travail. L’État qui contrôle les poids et les mesures, pour empêcher la fraude, exerce une action ; mais l’État qui tolère l’emploi de la violence par les piquets de grève, par exemple, est inactif. Les règles générales et permanentes établies par l’État concernant la production, les constructions, la gestion des usines peuvent être judicieuses ou non, selon le cas. Elles ne s’opposent pas au principe libéral, aussi longtemps qu’elles gardent un caractère permanent et ne favorisent ni ne défavorisent une catégorie déterminée de gens. En dehors de la portée générale de cette sorte de réglementation, elle exerce une influence définie et immédiate qu’on peut connaître d’avance. L’influence momentanée de ces sortes de lois n’est cependant pas d’une grande importance. Lorsque les effets immédiats et prévus d’une loi prennent le pas sur sa portée générale, nous touchons à une limite où la distinction de principe sera submergée par la pratique.

La règle de la loi n’a bénéficié que pendant l’époque libérale d’une évolution consciente ; en fait c’est la réalisation la plus importante de cette période. C’est la gardienne, l’incarnation légale de la liberté. D’après la formule de Kant (Voltaire, avant lui, s’était exprimé à peu près dans les mêmes termes) « l’homme est libre aussi longtemps qu’il n’obéit à personne sauf aux lois ». Cette conception, du moins à l’état d’idéal vague, a existé depuis l’époque romaine. Elle n’a jamais été aussi sérieusement menacée qu’aujourd’hui. La souveraineté populaire et les gouvernements démocratiques sont en partie responsables de la propagation de la croyance dans le pouvoir illimité du législateur. À son origine se trouve une conception selon laquelle la règle de la loi serait préservée aussi longtemps que tous les actes de l’État sont couverts par une législation régulière : conception entièrement erronée. Les mesures du gouvernement peuvent être parfaitement légales du point de vue juridique sans se conformer pour cela à la règle de la loi. Rien ne garantit que le détenteur de la pleine autorité légale usera de son pouvoir dans le sens de la loi, ni qu’il appliquera la loi sans arbitraire et sans équivoque. On peut peut-être prétendre qu’Hitler a obtenu ses pouvoirs illimités d’une façon strictement constitutionnelle et que le fait est légal du point de vue juridique. Mais qui oserait affirmer cependant que la règle de la loi régnait encore en Allemagne ?

Dire que dans une société planifiée la règle de la loi ne peut pas subsister, ne signifie pas que les actes du gouvernement n’y seront pas légaux ou qu’une telle société serait dépourvue de lois. Cela signifie que les pouvoirs coercitifs du gouvernement n’y seront plus déterminés par des règles préétablies. L’action arbitraire peut être légalisée par des lois, il faut même qu’elle le soit pour rendre possible une direction centrale de l’activité économique. On peut créer une loi permettant à tout ministère ou à toute autorité de faire tout ce qu’ils estiment juste. Tout acte de ces ministères ou de ces autorités sera légal, mais certainement pas conforme à la règle de la loi. En donnant au gouvernement des pouvoirs illimités, on rend légale la gestion la plus arbitraire : de cette façon la démocratie peut instaurer le despotisme le plus absolu[2].

Si cependant la loi doit assurer à l’autorité des moyens de diriger la vie économique, elle doit lui offrir suffisamment de possibilités d’adapter ses décisions aux circonstances imprévues, et se guider d’après des principes qu’on ne saurait formuler d’une façon omnivalente. La conséquence en est qu’avec l’extension du planisme, la délégation des pouvoirs législatifs aux ministères et aux autorités devient de plus en plus répandue. Depuis la dernière guerre cette délégation des pouvoirs législatifs à toutes sortes d’organismes est devenue d’usage courant. Des autorités nouvelles se voient conférer des pouvoirs les plus étendus. Sans être liées par des règles définies, elles réglementent avec une véritable souveraineté telle ou telle branche de l’activité nationale.

En résumé, la règle de la loi limite la compétence de la législation : elle la réduit, d’une part, aux règles générales des lois formelles, et s’oppose, d’autre part, à toute législation orientée d’après les intérêts d’une certaine catégorie de gens. La règle de la loi implique la condition de n’employer le pouvoir coercitif de l’État que dans des circonstances définies d’avance par la loi, et exactement de la façon prévue. Tout amendement particulier enfreint la règle de la loi. Quiconque conteste ce fait admet la légitimité des pouvoirs que les dictateurs ont obtenus par des moyens constitutionnels en Allemagne, en Italie et en Russie[3].

Que la règle de la loi prenne, dans différents pays, la forme d’une charte de droits, d’une constitution ou se transmette de génération en génération par des traditions fermement établies, peu importe. Sous tous ces aspects, elle implique une limitation des pouvoirs législatifs, la reconnaissance des droits inaliénables de l’individu, l’inviolabilité des droits de l’homme.

Rien ne démontre d’une façon plus saisissante la confusion où aboutissent nos intellectuels sous l’effet de leurs croyances simultanées et contradictoires, que l’exemple de M. H. G. Wells. Tout en étant grand partisan d’un planisme total et centralisé, il s’emploie avec ardeur dans ses écrits à lutter pour les droits de l’homme. Les droits de l’individu que M. Wells cherche à conserver, détruiraient pourtant infailliblement le planisme qu’il appelle de ses vœux. On a l’impression qu’il soupçonne l’existence du dilemme : c’est pour cela que les thèses de sa « Déclaration des Droits de l’Homme » sont noyées par des qualificatifs qui en restreignent le sens, et privent cette Déclaration de toute signification. Ainsi, par exemple, sa Déclaration proclame : « chacun doit avoir le droit d’acheter ou de vendre, sans restriction aucune, tout ce que la loi permet de vendre ou d’acheter. » Voici une formule excellente. Mais il en ajoute aussitôt une autre qui rend la précédente complètement illusoire : « Mais on ne pourra acheter et vendre que dans des quantités et dans des conditions compatibles avec le bien-être général. » Mais toutes les restrictions imposées aux transactions commerciales sont considérées comme nécessaires du point de vue du bien-être général. Prenons un autre exemple. La Déclaration affirme que « tout homme peut s’occuper d’un travail honnête, prendre un emploi salarié et choisir, d’une façon générale, entre toutes les carrières qui lui sont ouvertes ». Mais on ne dit pas qui décide de la question de savoir si tel ou tel emploi est « ouvert » à une personne déterminée. L’additif du paragraphe disant « l’individu peut réclamer l’emploi et sa demande sera, devant tous, examinée, acceptée ou rejetée », montre clairement que M. Wells envisage l’existence d’une autorité qui tranche la question de savoir si un individu possède ou non des « titres » à occuper une situation. Ceci signifie évidemment le contraire du libre choix de l’emploi. Et comment assurer dans un monde planifié « la liberté de déplacement et de migration » si non seulement les moyens de communications et la monnaie sont contrôlés, mais encore si l’emplacement des industries est prévu par le plan ? Comment garantir la liberté de la presse, si l’approvisionnement en papier et le réseau de la distribution sont contrôlés par l’autorité dirigeante ?

Ce sont des questions auxquelles M. Wells et ses confrères en planisme ne répondent pas.

Les nombreux réformateurs qui ont combattu depuis les débuts du socialisme la « métaphysique » des droits de l’individu, ont montré plus de cohérence dans leur raisonnement. Ils se sont contentés d’insister sur le fait que dans un monde rationnellement organisé il n’y aurait plus de place pour des droits mais seulement pour des devoirs de l’individu. Cette attitude est devenue caractéristique de nos prétendus évolutionnistes. Il n’y a, en effet, rien de tel pour vous faire traiter de réactionnaire que de protester contre une mesure quelconque en invoquant la violation des droits de l’individu. Un journal libéral, The Economist, a jugé, il y a quelques années, que les Français avaient compris la leçon.

Un gouvernement démocratique, autant qu’une dictature, doit toujours (sic) disposer de pleins pouvoirs in posse, sans sacrifier pour cela son caractère démocratique et représentatif. Cette ombre gênante des droits individuels auxquels le gouvernement ne pourrait porter atteinte en aucune circonstance, même pour les questions administratives, ne doit pas subsister. Un gouvernement librement choisi par le peuple ne peut et ne doit pas admettre d’entraves à son pouvoir législatif, du moment que l’opposition peut pleinement et publiquement exercer son droit de critique.

Ceci peut être inévitable en temps de guerre, lorsque même la critique libre et publique est nécessairement limitée. Mais le mot « toujours », dans le passage cité, laisse supposer que The Economist ne considère pas les pleins pouvoirs comme un mal de temps de guerre. En tant qu’institution permanente cette extension du pouvoir est incompatible avec la règle de la loi et mène tout droit à l’État totalitaire. C’est pourtant la conception que doit adopter quiconque désire confier au gouvernement la direction de la vie économique.

L’expérience des différents gouvernements de l’Europe centrale démontre que la reconnaissance formelle des droits de l’individu, ou des droits des minorités perd tout sens lorsque l’État s’empare du contrôle total de la vie économique. On peut se servir des instruments de la politique économique, sans enfreindre la lettre du statut des minorités, pour mener une impitoyable politique de discrimination contre les minorités nationales. L’oppression par des moyens économiques a été grandement facilitée du fait que certaines industries se trouvaient principalement en possession de minorités nationales. Par conséquent les mesures prises en apparence contre une industrie ou une classe s’avérèrent efficaces contre une minorité nationale. Le principe en apparence si inoffensif du « contrôle gouvernemental du développement industriel » offre des possibilités presque illimitées à une politique d’oppression et de discrimination.


🔗Notes de bas de page


  1. Selon la définition classique de A. V. Dicey dans The Law of the Constitution (8e édition, p. 198) la règle de la loi « signifie essentiellement la suprématie absolue ou l’acceptation générale des lois établies qui s’opposent à tout pouvoir arbitraire, à tout acte arbitraire, à toute prérogative, même à l’extension de pouvoir que s’accorderait le gouvernement ». Le terme est employé en Angleterre, surtout à la suite des travaux de Dicey, dans un sens technique plus étroit, mais nous n’avons pas à nous en occuper ici. Le terme « la règle ou le règne de la loi », dans son acception la plus large et la plus ancienne, est devenu en Angleterre partie intégrante de la tradition. On l’admet sans le discuter. Si nous l’avons examiné de plus près c’est qu’il avait suscité de nouveaux problèmes en Allemagne au cours des discussions du XIXe siècle au sujet du Rechtstaat. ↩︎

  2. Le conflit qui surgit ainsi ne met pas aux prises la liberté et les lois, comme on a souvent voulu le prouver au cours du XIXe siècle. John Locke a mis suffisamment en lumière le fait qu’il ne peut pas y avoir de liberté sans loi. Le conflit joue entre différentes espèces de lois, différentes au point qu’on peut à peine les désigner par le même nom : d’une part les lois de la catégorie de la Règle de la Loi permettant à l’individu de prévoir de quelle façon s’exercera l’appareil coercitif de l’État et de savoir en même temps comment ses concitoyens agiront dans des circonstances données ; d’autre part, des lois qui confèrent pratiquement à l’autorité le pouvoir d’agir selon sa guise. Par conséquent la Règle de la Loi ne peut pas être maintenue dans une démocratie résolue à régler les conflits d’intérêts non pas selon des règles préétablies, mais selon « des considérations opportunistes ». ↩︎

  3. Que la règle de la loi prenne, dans différents pays, la forme d’une charte de droits, d’une constitution ou se transmette de génération en génération par des traditions fermement établies, peu importe. Sous tous ces aspects, elle implique une limitation des pouvoirs législatifs, la reconnaissance des droits inaliénables de l’individu, l’inviolabilité des droits de l’homme. ↩︎