La route de la servitude - Chapitre V

🔗Chapitre V — Planisme et démocratie

L’homme d’État qui tenterait d’ordonner aux particuliers la manière d’employer leurs capitaux non seulement se chargerait d’un soin très superflu, mais encore assumerait une autorité qui ne pourrait être confiée avec sûreté à aucun conseil ni sénat, et qui ne serait nulle part si dangereuse qu’entre les mains d’un homme assez fou et assez présomptueux pour se croire capable de l’exercer.
— Adam Smith

Le trait commun de tous les systèmes collectivistes peut être défini, en une phrase chère aux socialistes de toutes nuances, comme l’organisation des travaux de la société en vue d’un but social déterminé. Le fait que notre société actuelle ne possède pas cette direction « consciente » en vue d’un but unique, que ses activités sont guidées par les caprices et les fantaisies d’individus irresponsables, ce fait a toujours été un des principaux objets de la critique socialiste.

À bien des égards c’est se poser très clairement la question essentielle. Nous arrivons tout droit au point où le conflit surgit entre liberté individuelle et collectivisme. Les divers genres de collectivisme, communisme, fascisme, etc., diffèrent entre eux par la nature du but vers lequel ils veulent orienter les efforts de la société. Mais ils diffèrent tous du libéralisme et de l’individualisme en ceci qu’ils veulent organiser l’ensemble de la société et toutes ses ressources en vue de cette fin unique, et qu’ils refusent de reconnaître les sphères autonomes où les fins individuelles sont toutes-puissantes. En bref, ils sont totalitaires au véritable sens de ce mot nouveau que nous avons adopté pour définir les manifestations inattendues mais inséparables de ce qu’en théorie nous appelons collectivisme.

Le « but social » ou « but commun » en vue duquel la société doit être organisée est souvent désigné d’un terme vague comme : « bien commun », ou « bien-être général » ou « intérêt général ». Point n’est besoin de réfléchir beaucoup pour voir que ces termes n’ont pas une signification suffisamment définie pour déterminer une politique. Le bien-être et le bonheur de millions d’hommes ne sauraient être mesurés d’une façon exclusivement quantitative. Le bien-être d’un peuple, comme le bonheur d’un homme, dépend d’un grand nombre de choses qui peuvent être procurées dans une variété infinie de combinaisons. Il ne saurait être défini comme une fin unique, mais comme une hiérarchie de fins, une échelle complète de valeurs où chaque besoin de chaque individu reçoit sa place. Diriger toutes nos activités conformément à un plan unique présuppose que chacun de nos besoins est placé à son rang dans un ordre de valeurs qui doit être assez complet pour permettre de choisir entre toutes les directions entre lesquelles le planiste doit choisir. Cela présuppose, en somme, l’existence d’un code éthique complet où toutes les valeurs humaines sont mises à leur place légitime.

Nous ne concevons guère ce que peut être un code éthique complet, et il faut un certain effort d’imagination pour se rendre compte de ce qu’il implique. Nous n’avons pas l’habitude de considérer que les codes de valeurs morales sont plus ou moins complets. Nous ne cessons de choisir entre des valeurs différentes sans posséder un code social qui nous prescrive comment choisir ; mais cela ne nous surprend pas et ne nous donne pas à penser que notre code moral est incomplet. Dans notre société, les gens n’ont ni occasion ni raison d’élaborer des idées communes sur ce qu’il convient de faire dans de telles situations. Mais là où tous les moyens appartiennent à la société, et doivent être utilisés en son nom conformément à un plan unique, toute décision doit être déterminée par une idée « sociale ». Dans une telle société, nous découvririons bientôt que notre code moral est plein de lacunes.

Nous ne nous occupons pas ici de savoir s’il est désirable de posséder un code moral complet. Qu’il nous suffise de souligner que jusqu’à présent le développement de la civilisation s’est accompagné d’une restriction constante de la sphère dans laquelle les actions individuelles sont liées par des règles fixes. Les règles qui composent notre code moral sont peu à peu devenues moins nombreuses et plus générales. Depuis l’homme primitif, qui était lié par un rituel compliqué presque dans chacune de ses activités quotidiennes, qui était entravé par d’innombrables tabous, qui pouvait à peine concevoir la possibilité d’agir autrement que ses semblables, la morale a de plus en plus tendu à devenir une simple limite autour de la sphère à l’intérieur de laquelle l’individu peut faire ce qui lui plaît. L’adoption d’un code éthique assez complet pour déterminer un plan économique unitaire signifierait un renversement complet de cette tendance.

L’essentiel à nos yeux, c’est qu’un tel code éthique complet n’existe pas. Si l’on essayait de diriger toute l’activité économique conformément à un plan unique, on soulèverait d’innombrables questions auxquelles seul un code moral pourrait répondre, mais auxquelles la morale existante ne fournit aucune réponse. Les gens n’ont à ce sujet ni opinions définies ni idées contradictoires, parce que dans la société libre dans laquelle nous avons vécu, nous n’avons pas eu d’occasion d’y penser et encore moins de concevoir des opinions communes à leur sujet.

Nous ne possédons par conséquent pas d’échelle complète des valeurs. Bien plus, aucun esprit ne pourrait embrasser l’infinie variété des besoins divers d’individus divers qui se disputent les ressources disponibles et attachent une importance déterminée à chacune d’entre elles. Du point de vue de notre problème il est de peu d’importance que les fins auxquelles un individu s’attache embrassent seulement ses propres besoins individuels, ou qu’elles comprennent les besoins de ses semblables les plus proches ou même plus éloignés. Peu importe qu’il soit égoïste ou altruiste au sens ordinaire de ces termes. Le point important est qu’un homme ne peut embrasser plus qu’un terrain limité, ne peut connaître que l’urgence d’un nombre limité de besoins. Que ses intérêts gravitent autour de ses propres besoins physiques, ou qu’il s’intéresse chaleureusement au bien-être de chacun des êtres humains qu’il connaît, il ne peut se soucier que d’une fraction infinitésimale des besoins de l’humanité.

C’est là le fait fondamental sur lequel repose toute la philosophie de l’individualisme. Cette philosophie ne part pas, comme on le prétend souvent, du principe que l’homme est égoïste ou devrait l’être. Elle part simplement du fait incontestable que les limites de notre pouvoir d’imagination ne permettent pas d’inclure dans notre échelle de valeurs plus d’un secteur des besoins de la société tout entière et que puisque, au sens strict, les échelles de valeurs ne peuvent exister que dans l’esprit des individus, il n’y a d’échelles de valeurs que partielles, échelles inévitablement diverses et souvent incompatibles. De ce fait l’individualiste conclut qu’il faut laisser l’individu, à l’intérieur de limites déterminées, libre de se conformer à ses propres valeurs plutôt qu’à celles d’autrui, que dans ce domaine les fins de l’individu doivent être toutes-puissantes et échapper à la dictature d’autrui. Reconnaître l’individu comme juge en dernier ressort de ses propres fins, croire que dans la mesure du possible ses propres opinions doivent gouverner ses actes, telle est l’essence de l’individualisme.

Cette attitude n’exclut naturellement pas qu’on admette l’existence de fins sociales, ou plutôt d’une coïncidence de fins individuelles qui recommande aux hommes de s’associer pour les atteindre. Mais elle limite cette action commune aux cas où les idées individuelles coïncident ; ce qu’on appelle des « fins sociales » sont simplement des fins identiques d’un grand nombre d’individus, ou des fins à l’obtention desquelles des individus sont disposés à contribuer en échange de l’assistance qu’ils reçoivent pour la satisfaction de leurs propres désirs. L’action commune est ainsi limitée aux domaines où les gens sont d’accord sur des fins communes. Bien souvent, ces fins communes seront pour les individus non des fins dernières, mais des moyens que des individus différents peuvent utiliser en vue de buts différents. En fait, les gens se mettront le plus souvent d’accord sur une action commune dans les cas où la fin commune représente pour eux non une fin dernière, mais un moyen capable de servir une grande variété de desseins.

Lorsque des individus s’associent pour réaliser des fins qui leur sont communes, les organisations qu’ils forment à cet effet, l’État par exemple, reçoivent leur propre système de fins et leurs propres moyens. Mais une organisation ainsi formée reste une « personne » entre tant d’autres ; quand c’est l’État, elle est beaucoup plus puissante que les autres, il est vrai, mais elle a sa sphère isolée et limitée où ses fins sont toutes-puissantes. Les limites de cette sphère sont déterminées par la mesure dans laquelle les individus sont d’accord sur certaines fins ; et plus une action donnée a de portée, moins il est probable qu’ils se mettront d’accord à son sujet. Il y a certaines fonctions de l’État au sujet desquelles les citoyens seront pratiquement unanimes ; il y en a d’autres qui grouperont une sérieuse majorité ; et ainsi de suite jusqu’à ce que nous arrivions aux domaines où il y aura autant d’opinions sur ce que le gouvernement doit faire qu’il y a d’individus.

On peut compter sur un accord volontaire pour guider l’action gouvernementale tant qu’elle se limite aux domaines où l’accord existe. Mais ce n’est pas seulement lorsque l’État entreprend de gouverner directement au-delà des limites de ces domaines que l’État supprime nécessairement la liberté individuelle. Nous ne pouvons malheureusement pas étendre à l’infini le domaine de l’action commune et laisser l’individu libre dans sa sphère propre. Une fois que le secteur commun, où l’État est maître de tous les moyens, dépasse une certaine proportion de l’ensemble, l’effet de son action domine le système tout entier. L’État a beau ne contrôler directement que l’usage d’une partie des ressources disponibles, l’effet de ses décisions sur le reste de l’économie devient si grand qu’il contrôle indirectement presque tout. En Allemagne, par exemple, les autorités centrales et locales contrôlaient en 1928, d’après une revue officielle allemande, 53 % du revenu national. En pareil cas, ces autorités contrôlent presque toute la vie économique de la nation. Alors il n’y a guère de fin individuelle dont l’achèvement ne dépende de l’action de l’État, et « l’échelle sociale de valeurs » qui guide l’action de l’État doit embrasser pratiquement toutes les fins individuelles.

On voit facilement ce qui peut arriver lorsque la démocratie s’engage dans la voie d’un planisme dont l’exécution requiert plus d’accord qu’il n’en existe en fait. Les gens ont pu se mettre d’accord pour adopter un système d’économie dirigée parce qu’on les a persuadés que ce système produira une grande prospérité. Dans les discussions précédant cette décision, on aura défini le but du planisme par un terme vague, comme par exemple « bien-être général », qui ne fait que dissimuler l’absence d’un véritable accord sur le but du plan. L’accord réel n’existe qu’au sujet du mécanisme à employer. Mais c’est un mécanisme qui ne peut être employé qu’en vue d’une fin commune. Et aussitôt que le pouvoir exécutif aura à passer du plan unique aux plans particuliers, la question se posera de savoir le but précis vers lequel il faut diriger toute l’activité. On se rendra compte alors que l’accord sur le principe du planisme ne s’accompagne pas d’un accord sur le but du plan. Les gens ont décidé d’un commun accord qu’un planisme centraliste est nécessaire, sans se mettre d’accord sur le but du plan. C’est comme s’ils avaient décidé de partir en voyage sans se mettre d’accord sur l’endroit où ils vont aller. Le résultat sera qu’ils feront tous un voyage que la plupart d’entre eux n’ont pas envie de faire. Le planisme crée une situation qui nous oblige à nous mettre d’accord sur un beaucoup plus grand nombre de points que nous en avions l’habitude. Dans un système planifié, nous ne pouvons pas réserver l’action collective aux entreprises sur lesquelles il nous est possible de nous mettre d’accord. Il nous faut nous mettre d’accord sur tout pour faire quoi que ce soit.

Même si le peuple a décidé unanimement que le parlement préparera un plan économique complet, cela ne signifie pas que le peuple ni le parlement soient capables de se mettre d’accord sur un plan déterminé. L’inaptitude des assemblées démocratiques à exécuter ce qui paraît être un mandat très clair du peuple ne pourra manquer de discréditer les institutions démocratiques. On en vient à considérer les parlements comme d’inutiles parloirs, incapables d’accomplir les tâches en vue desquelles ils ont été élus. Et l’on se convainc de plus en plus que pour faire un planisme efficace, il faut en retirer la direction aux « politiciens », et la confier à des experts, à des fonctionnaires permanents, ou à des organismes autonomes.

Cette difficulté est bien connue des socialistes. Il y aura bientôt un demi-siècle que les Webb ont commencé à se plaindre de « l’inaptitude croissante de la Chambre des Communes à remplir sa tâche »[1]. Plus récemment, le professeur Laski a développé l’argument :

C’est un lieu commun de dire que l’appareil parlementaire actuel est tout à fait inapte à légiférer sur des questions importantes et complexes. Le Gouvernement national l’a d’ailleurs admis en fait, puisqu’il a instauré ses mesures économiques et douanières, non par un débat détaillé aux Communes, mais par tout un système de délégation législative. Un gouvernement travailliste ferait sans doute état de cet important précédent. Il limiterait la Chambre des Communes aux deux fonctions qu’elle peut vraiment exercer : la ventilation des griefs et la discussion des principes généraux de ses mesures. Ses lois prendraient la forme de formules générales conférant de larges pouvoirs aux départements gouvernementaux intéressés ; ces pouvoirs seraient exercés par décrets en conseil susceptibles, en cas de besoin, d’être attaqués à la Chambre par un vote de défiance. La nécessité et la valeur de la législation déléguée a récemment été réaffirmée avec force par le comité Donoughmore. Son extension est inévitable si l’on ne veut pas que le processus de socialisation soit brisé par les méthodes normales d’obstruction que sanctionne la procédure parlementaire existante.

Et pour bien marquer qu’un gouvernement socialiste ne doit pas se laisser enchaîner par un excès de procédure démocratique, le professeur Laski, à la fin du même article, soulève la question de savoir « si dans une période de transition vers le socialisme, un gouvernement travailliste peut risquer de voir ses mesures renversées par les prochaines élections générales ».

Et, fort significativement, il ne donne pas de réponse à cette question. Il est important de voir clairement les causes de cette inefficacité reconnue des parlements lorsqu’il s’agit de l’administration détaillée des affaires économiques d’une nation. La faute n’en est ni aux députés considérés individuellement ni aux institutions parlementaires en tant que telles, mais aux contradictions inhérentes à leur tâche. On ne leur demande pas d’agir là où elles peuvent se mettre d’accord, mais de se mettre d’accord sur tout, sur l’ensemble de la direction des ressources nationales. Le système qui donne la décision à la majorité n’est pas approprié à cette tâche. On peut trouver une majorité là où il y a à choisir entre des alternatives limitées. Mais c’est un préjugé de croire qu’il faut une majorité à tout propos. Il n’y a pas de raison pour qu’il y ait une majorité en faveur de n’importe laquelle des directions possibles d’action positive si le nombre de ces directions est considérable. Chaque membre de l’assemblée législative peut préférer un plan particulier de direction économique à l’absence de tout plan, sans qu’aucun plan trouve une majorité.

Il est également impossible de faire un plan cohérent en le divisant en parties et en votant sur des points particuliers. Une assemblée démocratique qui vote et amende un plan économique complet clause par clause, comme elle délibère sur une loi ordinaire, fait quelque chose d’absurde. Un plan économique digne de ce nom doit avoir une conception unitaire. Même si le parlement pouvait, en procédant pas à pas, se mettre d’accord sur un projet, il ne satisferait certainement personne en fin de compte.

Un ensemble complexe dont toutes les parties doivent être très soigneusement ajustées les unes aux autres ne peut être réalisé par un compromis entre opinions divergentes. Dresser un plan économique par ce moyen est encore moins possible que, par exemple, établir un plan de campagne militaire par une procédure démocratique. Tout comme pour la stratégie, il serait indispensable de déléguer la tâche à des experts.

Mais la situation n’est pas la même. Le général chargé d’une campagne se voit assigner un objectif unique auquel, pour la durée de la campagne, tous les moyens en son pouvoir doivent être consacrés exclusivement. Or il est impossible d’assigner un but unique au directeur du plan économique, ni de limiter les moyens qui lui sont imposés. Le général n’a pas à mettre en balance les uns avec les autres des buts indépendants ; il n’y a pour lui qu’un seul but suprême. Mais les fins d’un plan économique, ou de l’une quelconque de ses parties, ne peuvent être définies isolément du plan en question. De par l’essence même du problème économique, l’établissement d’un plan économique implique le choix entre des fins concurrentes ou antagonistes — les besoins différents de différentes gens. Mais quelles sont les fins ainsi aux prises, quelles sont celles qu’il faudra sacrifier pour en atteindre certaines autres, en bref, quelles sont les alternatives entre lesquelles il nous faudra choisir, c’est ce que peuvent savoir seuls ceux qui connaissent tous les faits ; et eux seuls, les experts, sont en mesure de décider à quelles fins donner la préférence. Il est inévitable qu’ils imposent leur échelle de préférences à la collectivité pour laquelle ils planifient.

On ne s’en rend pas toujours bien compte, et l’on justifie d’habitude la délégation par le caractère technique de la tâche. Mais cela ne signifie pas que seul le détail technique soit délégué, ni même que l’inaptitude des parlements à comprendre les détails techniques soit à l’origine de la difficulté. Les modifications à la structure du droit civil ne sont pas moins techniques ni moins difficiles à apprécier jusque dans toutes leurs incidences. Pourtant personne n’a encore sérieusement suggéré que la législation civile soit déléguée à un corps d’experts. Le fait est que dans ces domaines la législation ne va pas au-delà des règles générales sur lesquelles il est possible à une majorité de s’entendre, alors que dans le domaine économique les intérêts à concilier sont si divergents qu’il n’y a guère de chance de se mettre vraiment d’accord à leur sujet dans une assemblée démocratique.

Il faut toutefois reconnaître que ce n’est pas la délégation du pouvoir législatif en tant que telle qui donne matière à objections. S’opposer à la délégation en soi c’est s’opposer au symptôme au lieu de la cause et partant affaiblir l’accusation, car il peut y avoir d’autres causes. Tant que le pouvoir délégué est celui d’établir des règles générales, il peut y avoir de très bonnes raisons pour que ces règles soient établies par l’autorité locale plutôt que centrale. Ce qui est mauvais, c’est que l’on recourt bien souvent à la délégation parce que la question dont il s’agit ne peut être résolue par des règles générales, mais seulement par décision discrétionnaire dans les cas particuliers. Dans ces cas-là, la délégation signifie qu’une autorité quelconque reçoit le pouvoir d’user de la loi pour prendre des décisions arbitraires. C’est ce qu’on appelle d’habitude « juger sur pièces ».

La délégation de tâches techniques à des organismes séparés n’est que le premier pas par lequel une démocratie qui s’engage sur la voie du planisme abandonne peu à peu ses pouvoirs. L’expédient de la délégation ne saurait vraiment abolir les causes qui rendent les partisans du planisme total si mécontents de l’impuissance démocratique. La délégation de pouvoirs particuliers à des organismes séparés crée un nouvel obstacle à l’achèvement d’un plan coordonné unique. Même si une démocratie parvient, par cet expédient, à planifier chaque secteur de l’activité économique, elle devra encore intégrer ces plans séparés en un tout. Un grand nombre de plans séparés ne font pas un ensemble planifié. En fait, comme les planistes devraient être les premiers à l’admettre, ils peuvent être plus mauvais que l’absence de tout plan. Mais la législature démocratique hésitera longtemps à abandonner ces décisions portant sur des questions vraiment vitales, et ce faisant elle interdira à quiconque de fournir le plan total. Mais plus on est d’accord pour trouver le planisme nécessaire, et plus on constate l’inaptitude des assemblées démocratiques à produire un plan, plus on exigera que le gouvernement ou un individu quelconque reçoive le pouvoir d’agir sous sa responsabilité. On croit de plus en plus que pour arriver à un résultat il faut libérer les autorités responsables des entraves de la procédure démocratique.

L’appel au dictateur économique est un stade caractéristique, bien connu dans ce pays, du mouvement vers le planisme. Il y a déjà quelques années que le plus pénétrant des observateurs étrangers de l’Angleterre, M. Élie Halévy, a dit que « si vous prenez une photographie composée de Lord Eustace Percy, de Sir Oswald Mosley et de Sir Stafford Cripps, vous trouverez un trait commun — vous les trouverez d’accord pour dire : “Nous vivons dans un chaos économique et nous ne pouvons en sortir que par une dictature quelconque” ». Le nombre des hommes politiques influents dont les traits ne changeraient pas grand-chose à la « photographie composée » a beaucoup augmenté depuis.

En Allemagne, avant même l’arrivée de Hitler au pouvoir, ce mouvement était allé beaucoup plus loin. Dès avant 1933, l’Allemagne en était arrivée au point de ne pouvoir être gouvernée que dictatorialement. Personne ne pouvait alors douter que pour le moment la démocratie avait fait faillite, et que des démocrates sincères comme Brüning n’étaient pas plus capables de gouverner démocratiquement que Schleicher ou von Papen. Hitler n’a pas eu besoin de détruire la démocratie : il a simplement profité de sa décrépitude, et, au moment critique, il a obtenu l’appui de bien des gens qui, tout en détestant Hitler, le considéraient cependant comme le seul homme capable de faire quelque chose.

Pour nous réconcilier avec cette évolution, les planistes arguent d’habitude que tant que la démocratie conserve le pouvoir suprême, les caractéristiques essentielles de la démocratie n’en sont pas affectées. C’est ainsi que Karl Mannheim écrit :

La seule (sic) différence entre une société planifiée et celle du XIXe siècle c’est qu’un nombre de plus en plus grand de sphères sociales, et éventuellement toutes, sont soumises au contrôle de l’État. Mais si quelques contrôles peuvent être mis en échec par la souveraineté parlementaire, un grand nombre peuvent l’être aussi… Dans un État démocratique, la souveraineté peut être renforcée à l’infini par des pleins pouvoirs sans qu’on renonce au contrôle démocratique.

Cette croyance néglige une distinction essentielle. Le parlement peut naturellement contrôler l’exécution des tâches là où il peut donner des instructions précises, là où il a donné un accord sur le but et se contente de déléguer l’élaboration des détails. La situation est entièrement différente quand la raison de la délégation est qu’il n’y a pas de véritable accord sur les fins, quand l’organisme chargé de faire le plan a le choix entre des objectifs dont le parlement ne sait même pas qu’ils sont contradictoires, et quand on ne peut rien faire de plus que lui présenter un plan qui doit être accepté ou rejeté en bloc. Il peut y avoir et il y aura probablement des critiques : mais comme aucune majorité ne peut se mettre d’accord sur un autre plan, et comme il est toujours loisible de prétendre que les éléments critiques sont essentiels, cette critique restera sans effet. On peut conserver le débat parlementaire comme soupape de sûreté, mieux encore comme un moyen de répondre officiellement aux doléances. Il peut même servir à empêcher certains abus flagrants et parvenir à faire rectifier certaines erreurs. Mais il ne saurait diriger. Dans le meilleur des cas, il en sera réduit à choisir les individus qui recevront un pouvoir pratiquement absolu. Tout le système tendra vers cette dictature plébiscitaire dans laquelle le chef du gouvernement est de temps à autre maintenu dans sa position par un vote populaire, mais où il dispose de tout le pouvoir nécessaire pour faire voter les gens comme il le désire.

Dans une démocratie, le contrôle conscient n’est possible que dans les domaines où il est vraiment possible de se mettre d’accord. Dans d’autres domaines il faut s’en remettre au hasard. Tel est le prix de la démocratie. Mais dans une société dont le fonctionnement dépend d’un plan central, ce contrôle ne peut être subordonné à une majorité capable de se mettre d’accord ; il est alors fréquemment nécessaire d’imposer au peuple la volonté d’une minorité, parce que cette minorité est le groupe le plus important capable de se mettre d’accord sur la mesure à prendre. Le gouvernement démocratique n’a pu réussir que partout où la liberté de discussion permet l’accord. Et le grand mérite de la doctrine libérale est d’avoir réduit le nombre des sujets sur lesquels l’accord est nécessaire à un seul, qui est précisément celui dans lequel l’accord est le plus réalisable entre hommes libres. On dit souvent aujourd’hui que la démocratie ne tolérera pas le « capitalisme ». Si le mot « capitalisme » signifie un système de concurrence basé sur la libre disposition de la propriété privée, il faut se rendre compte que seul un tel système permet la démocratie. Lorsque le régime est dominé par une doctrine collectiviste, la démocratie finit inévitablement par se détruire elle-même.

Nous n’avons toutefois nullement l’intention de faire de la démocratie un fétiche. Il est peut-être vrai que notre génération parle trop de démocratie, et y pense trop, et ne se soucie pas assez des valeurs qu’elle sert. On ne saurait dire de la démocratie ce que Lord Acton a justement dit de la liberté, qu’elle « n’est pas un moyen pour atteindre la fin politique suprême. Elle est en elle-même la fin politique suprême. On en a besoin, non pas pour avoir une bonne administration publique, mais pour garantir la sécurité dans la recherche des fins suprêmes de la société et de la vie privée ». La démocratie est essentiellement un moyen, un procédé utilitaire pour sauvegarder la paix intérieure et la liberté individuelle. En tant que telle, elle n’est aucunement infaillible. N’oublions pas non plus qu’il a souvent existé plus de liberté culturelle et spirituelle sous un pouvoir autocratique que sous certaines démocraties, — et qu’il est au moins concevable que sous le gouvernement d’une majorité homogène et doctrinaire, la démocratie soit aussi tyrannique que la pire des dictatures. Ce que nous voulons souligner, ce n’est pas que la dictature supprime inévitablement la liberté, mais plutôt que le planisme mène à la dictature parce que la dictature est l’instrument le plus efficace de coercition et de réalisation forcée d’un idéal, et qu’à ce titre elle est indispensable à une société planifiée. Le conflit entre planisme et démocratie surgit simplement du fait que cette dernière est un obstacle à la suppression de liberté requise par la direction de l’activité économique. Mais dans la mesure où la démocratie cesse d’être une garantie de la liberté individuelle, il se peut qu’elle persiste sous une forme quelconque sous un régime totalitaire. Une véritable « dictature du prolétariat », même démocratique de forme, au jour où elle entreprendrait la direction centralisée de l’économie, détruirait probablement la liberté individuelle aussi complètement que le ferait n’importe quelle autocratie.

La vogue de cette attention exclusive apportée à la démocratie considérée comme la valeur la plus menacée n’est pas sans danger. Elle est en grande partie responsable d’une croyance erronée et dépourvue de fondement : à savoir que tant que le pouvoir est aux mains de la majorité il ne saurait être arbitraire. Cette croyance donne à beaucoup de gens une fausse assurance qui est à l’origine de notre ignorance des dangers qui nous menacent. Cette croyance n’est nullement justifiée ; ce n’est pas la source mais la limitation du pouvoir qui l’empêche d’être arbitraire. Le contrôle démocratique peut empêcher le pouvoir de devenir arbitraire, mais il n’y parvient pas par sa seule existence. Si la démocratie entreprend une tâche qui nécessite l’usage d’un pouvoir qui ne saurait être guidé par des règles fixes, elle devient nécessairement un pouvoir arbitraire.


🔗Notes de bas de page


  1. S. et B. Webb, Industrial Democracy, 1897, p. 800, note. ↩︎