L'Obsolescence de l'homme - Tome 1

Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle

Günther Anders
Traduit de l’allemand par Christophe David
Paris, 2002
Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances
Éditions Ivrea

🔗Note de l’éditeur

La présente traduction de L’Obsolescence de l’homme arrive bien tard, près d’un demi-siècle après sa parution en allemand. La difficulté du texte y est certainement pour quelque chose, ainsi que la traditionnelle lenteur de l’édition française en matière de traductions. Mais sans doute aussi le fait que l’ouvrage présente, de l’aveu même de l’auteur, un caractère « hybride » propre à le desservir : trop prosaïque et concret, dans sa description de la « vie mutilée » qu’on mène dans les sociétés modernes, pour ne pas paraître trivial aux spécialistes de la philosophie, il est en même temps trop philosophique, dans sa terminologie et ses références, pour ne pas rebuter des lecteurs mieux à même d’en saisir le contenu critique. « Sur certaines questions, on passe à côté de l’essentiel si l’on se trompe de destinataire. » Anders formulait ainsi lui-même (dans son essai « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse ») la nécessité d’exposer ses thèses de la façon la plus accessible, sans « philosopher dans une langue de spécialistes et pour un groupe de spécialistes ». On peut penser qu’il a en partie échoué sur ce point, et que certaines lourdeurs dans sa démonstration, parfois non dénuée de pédantisme, auraient pu être évitées. Il reste que ce recours à des catégories conceptuelles étrangères à la critique sociale lui a aussi permis de voir ce que personne, à l’époque, ne voyait. L’étrange rencontre entre son attachement à la tradition philosophique européenne et les réalités de la « deuxième révolution industrielle » découvertes lors de son exil aux États-Unis (où il travailla, entre autres, comme ouvrier) s’est donc montrée singulièrement productive : malgré sa formation, Anders n’a pas été un philosophe universitaire, et c’est assurément à sa situation d’intellectuel « sans attaches » qu’il doit le meilleur de sa lucidité sur les formes alors à l’état naissant de notre assujettissement à la technologie. À cet égard, le lecteur ne manquera pas d’être particulièrement frappé par le deuxième essai (« Le monde comme fantôme et comme matrice »), où se trouve largement anticipée l’analyse critique de « l’organisation des apparences » par les médias de la communication de masse.

Il ne faudrait pourtant pas voir seulement en Anders un « précurseur » formulant de façon partielle, approximative ou rudimentaire une critique qui sera ensuite complétée et développée par d’autres avec plus de rigueur[^1]. N’entretenant aucune illusion sur le caractère potentiellement émancipateur de la technologie moderne, Anders a en effet su donner à sa critique une portée qui lui permet maintenant d’atteindre la domination dans ses mutations les plus avancées : on pensera ainsi plusieurs fois, en lisant ces analyses, au fantôme de monde « livré à domicile » par les réseaux électroniques, ou encore à la reconstruction industrielle de la nature, et de la nature humaine, entreprise aujourd’hui par les « biotechnologies ».

🔗Dédicace

Il y a exactement un demi-siècle, en 1906, mon père, William Stern, alors vingt ans plus jeune que ne l’est aujourd’hui son fils et plus confiant que lui dans les générations à venir, publiait le premier tome de son ouvrage « Personne et Chose »[^2]. Il eut bien du mal à renoncer à son espoir de réhabiliter la « personne » en combattant le caractère impersonnel de la psychologie. Sa propre bonté et l’optimisme de son temps l’empêchèrent très longtemps de comprendre que ce n’était pas le traitement scientifique auquel on la soumettait qui faisait de la « personne » une « chose », mais la façon même dont l’homme traite l’homme. Quand, du jour au lendemain, il fut diffamé et chassé par les contempteurs de l’humanité, le chagrin d’une plus grande lucidité dans un monde devenu pire ne lui fut pas épargné.

🔗Préface à la cinquième édition

Non seulement ce volume que j’ai achevé il y a maintenant plus d’un quart de siècle ne me semble pas avoir vieilli, mais il me paraît aujourd’hui encore plus actuel. Cela ne prouve rien quant à la pertinence de mes analyses de l’époque : cela prouve seulement que l’état du monde et la condition humaine que je décrivais étaient déjà très dégradés, qu’ils n’ont guère changé sur le fond depuis 1956, et ne le pouvaient d’ailleurs pas. Ces observations n’étaient pas des pronostics mais des diagnostics. Les trois thèses principales : que nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ; que ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité ; et que nous ne croyons que ce qu’on nous autorise à croire — ou plutôt ce que nous devons croire, ou plutôt ce qu’il faut impérativement que nous croyions —, ces trois thèses fondamentales sont malheureusement devenues, à l’évidence, plus actuelles et explosives qu’elles ne l’étaient alors, en raison des risques encourus par notre environnement dans le dernier quart de ce siècle. Je souligne donc que je ne possédais à l’époque aucune puissance « visionnaire », mais qu’en revanche 99 % de la population mondiale étaient incapables de voir — ou plutôt avaient été rendus incapables de voir ; phénomène que j’avais dénoncé sous le nom d’« aveuglement devant l’apocalypse ».

Les textes que j’ai consacrés à la situation nucléaire (Temps de la fin et fin des temps[^3]), mon journal d’Hiroshima (L’Homme sur le pont[^4]) et ma correspondance avec le pilote d’Hiroshima, Claude Eatherly[^5], attestent que je ne suis pas revenu sur la position que j’avais adoptée, dans le quatrième essai de ce livre, sur l’armement nucléaire : au contraire, mes activités dans ce domaine se sont intensifiées depuis cette époque. En fait, je trouvais inconvenant de se contenter de théoriser de façon universitaire sur la menace apocalyptique, ce qui m’a fait retarder de plusieurs années la parution du second tome de L’Obsolescence de l’homme. La bombe n’est pas seulement suspendue au-dessus des universités. Entre la parution du premier tome et celle du second, j’ai donc consacré l’essentiel de mon activité à m’opposer à l’armement nucléaire et à la guerre du Vietnam. Je n’ai cependant pas de réserves à faire aujourd’hui sur l’essai que j’ai à l’époque écrit sur la bombe. Je le tiens même pour plus important qu’il y a vingt-cinq ans, parce que désormais les centrales atomiques obstruent le regard que nous pouvons porter sur la guerre nucléaire et ont fait de nous des « aveugles à l’apocalypse » encore plus aveugles qu’auparavant.

Le deuxième essai, « Être sans temps », sur le Godot de Beckett, a lui aussi gagné en actualité depuis sa rédaction, il y a vingt-huit ans, parce que j’y décrivais le monde, ou plutôt l’absence de monde, des chômeurs — misère qui aujourd’hui, après un demi-siècle, recommence à se généraliser.

Le jugement totalement pessimiste que j’ai porté sur les mass media dans le troisième essai (« Le monde comme fantôme et comme matrice ») n’a pas trouvé beaucoup plus d’écho sur le moment. Certes mes thèses — la télévision rend l’homme passif et lui apprend à confondre systématiquement l’être et l’apparence ; le monde devient le reflet des images puisque les événements historiques se règlent toujours par avance sur les exigences de la télévision — sont encore plus valides qu’alors, et aujourd’hui, vingt-cinq ans après la rédaction de ces réflexions, certains hommes politiques au pouvoir tiennent compte de mes mises en garde. Mais les thèses en question ont malgré tout besoin d’être complétées, et parfois d’être durcies : même s’il est apparu depuis lors que les images télévisuelles nous livrent à domicile, dans certaines situations, une réalité qui, sans elles, nous resterait étrangère. La perception de la réalité est certes préférable à la perception des images, mais celles-ci valent pourtant mieux que rien. Les images de la guerre du Vietnam retransmises quotidiennement dans les foyers américains ont pour la première fois « ouvert » les yeux vides et las de milliers de citoyens, déclenchant ainsi une contestation qui a grandement contribué à mettre fin au génocide qu’on était en train d’accomplir à l’époque.

Quand j’ai écrit ce plaidoyer, non pas, malheureusement, pour qu’advienne un monde plus humain, mais tout simplement pour que continue d’exister un monde, un grand nombre de mes lecteurs potentiels n’avaient pas encore vu le jour dans notre monde ténébreux. Ils réaliseront que la situation révolutionnaire, ou plutôt catastrophique, dans laquelle ils sont nés et où ils ne sont malheureusement que trop habitués à vivre — c’est-à-dire une situation dans laquelle l’humanité est capable de s’autodétruire —, que cette possibilité réelle, dont il n’y a aucune raison de s’enorgueillir, avait déjà été préparée avant leur naissance, et que les devoirs qui sont aujourd’hui les leurs avaient déjà été autrefois ceux de leurs parents et de leurs grands-parents.

Je conclus en formulant de tout mon cœur, pour vous et pour vos descendants, le souhait qu’aucun de mes pronostics ne se vérifie.

Günther Anders
Vienne, octobre 1979

🔗Introduction

Les condamnés à mort peuvent décider librement s’ils veulent, pour leur dernier repas, que les haricots leur soient servis sucrés ou salés.

Parce qu’on a déjà tranché au-dessus de leurs têtes.
Nous aussi, nous pouvons décider de nous faire servir comme plat du jour l’explosion d’une bombe ou bien une course de bobsleigh. Parce que au-dessus de nos têtes, à nous qui opérons ce libre choix, avant même notre libre choix, on a déjà tranché.
  On a déjà décidé que c’est en tant que consommateurs de radio ou de télévision que nous devons opérer ce choix : en tant qu’êtres condamnés, au lieu de faire l’expérience du monde, à se contenter de ses fantômes; en tant qu’êtres qui, au fond, ne souhaitent plus rien, pas même une nouvelle liberté de choix qu’ils ne sont d’ailleurs sans doute même plus capables de se représenter.
  Le jour où j’exprimai ces idées lors d’un colloque consacré à la culture, on m’interrompit pour me dire qu’après tout on était toujours libre d’éteindre son appareil et même de ne pas en acheter ; on était toujours libre de se tourner vers le « monde réel » et seulement vers lui. Ce que je contestai. Parce que en réalité, on n’a pas moins tranché au-dessus de la tête des grévistes que des consommateurs : que nous jouions le jeu ou pas, nous le jouons, parce qu’on joue avec nous. Quoi que nous fassions ou que nous nous abstenions de faire, notre grève privée n’y change rien, parce que nous vivons désormais dans une humanité pour laquelle le « monde » et l’expérience du monde ont perdu toute valeur : rien désormais n’a d’intérêt, si ce n’est le fantôme du monde et la consommation de ce fantôme. Cette humanité est désormais le monde commun avec lequel il nous faut réellement compter, et contre cela, il est impossible de faire grève.
  En devenant un fantôme, ce prétendu « monde réel », celui où ont lieu les événements, s’est par là même déjà transformé: on l’a déjà considérablement aménagé pour que les événements s’y déroulent de la façon la mieux adaptée à leur retransmission, c’est-à-dire pour qu’il ait bien lieu dans sa version fantôme - et encore, je laisse de côté l’aspect économique. Car affirmer qu’« on » aurait la liberté de posséder ou non ces sortes d’appareils, de les utiliser ou non, est naturellement une pure illusion. Ce n’est pas en se contentant de rappeler aimablement qu’il faut tenir compte de la « liberté humaine » que l’on viendra à bout du fait qu’on nous pousse à la consommation. Que, dans le pays où la liberté de l’individu s’écrit en lettres majuscules, on désigne certaines marchandises comme des « musts », c’est-à-dire comme des marchandises qu’il faut absolument posséder, cela n’évoque pas précisément la liberté. Ce terme de « must » est d’ailleurs tout à fait justifié : car le manque d’un seul de ces instruments qui sont devenus des « musts » fera vaciller tout l’appareillage vital constitué par l’ensemble des instruments et des produits. Celui qui prend la « liberté » de renoncer à l’un d’eux renonce ainsi à tous, et donc à sa propre vie. « On » pourrait faire cela? Qui est cet « on » ?

Ce qui vaut pour ces instruments-là vaut mutatis mutandis pour tous. Il ne peut être question de dire que ce sont encore des « moyens ». Un « moyen » est par définition quelque chose de secondaire par rapport à la libre détermination d’une fin, quelque chose que l’on met en œuvre après coup comme « médiation » en vue de cette fin.
  Ces instruments ne sont pas des moyens mais des « décisions prises à l’avance » : ces décisions, précisément, qui sont prises avant même qu’on nous offre la possibilité de décider. Ou, plus exactement, ils sont la décision prise à l’avance.
  Je dis bien : la. Au singulier. Car il n’existe pas d’instrument isolé. Le Vrai, c’est le Tout. Chaque instrument isolé n’est qu’une partie d’instrument, il n’est qu’un rouage, un simple morceau du système, un morceau qui répond aux besoins d’autres instruments et leur impose à son tour, par son existence même, le besoin de nouveaux instruments. Affirmer que ce système des instruments, le macro-instrument, ne serait qu’un « moyen », et qu’il serait donc à notre disposition pour réaliser des fins que nous aurions d’abord librement définies, est complètement absurde. Ce système des instruments est notre «monde». Et un « monde » est tout autre chose qu’un moyen. Il relève d’une autre catégorie.     Rien ne discrédite aujourd’hui plus promptement un homme que d’être soupçonné de critiquer les machines. En outre, il n’existe aucun endroit sur notre globe où le risque d’être victime de ce soupçon soit moindre qu’ailleurs. De ce point de vue, Detroit et Pékin, Wuppertal et Stalingrad sont identiques aujourd’hui ; les groupes sociaux aussi : car dans quelle classe, dans quel groupement d’intérêts, dans quel système social et dans la sphère d’influence de quelle philosophie politique a-t-on jamais pris la liberté d’avancer un argument contre les « effets avilissants » de l’un ou l’autre de ces instruments, sans s’attirer automatiquement la grotesque réputation d’être un ennemi acharné des machines et sans se condamner, non moins automatiquement, à une mort intellectuelle, sociale ou médiatique ? Il n’est pas étonnant que la peur de cette inévitable disgrâce pousse la plupart des critiques à mettre une sourdine à leurs propos, et que la publication d’une critique de la technique soit devenue aujourd’hui une affaire de courage civique. Finalement, pense le critique, je ne peux pas me permettre de laisser tout le monde (de la première ménagère venue à la computing machine) dire de moi que je suis le seul à avoir raté le coche de l’histoire du monde, le seul individu obsolète et le seul réactionnaire du lot. C’est ainsi qu’il finit par avaler sa langue. Tout simplement pour éviter de passer pour un réactionnaire.
  Voici ce qui est arrivé à l’auteur au cours du colloque déjà évoqué.
  En relation avec ce qu’il appelle l’« analphabétisme post-littéraire », il décrivait l’ensemble du flux d’images actuel : le fait qu’aujourd’hui, presque partout, on invite l’homme à regarder bouche bée les images du monde par le truchement de tous les moyens qu’offrent les techniques de reproduction - magazines, films, émissions de télévision-, et qu’il semble ainsi participer au monde entier (c’est-à-dire à ce qui constitue à ses yeux le monde « entier »); le fait que, plus généreusement on l’y invite, moins on l’informe de l’ordre du monde, et moins on lui permet de prendre les principales décisions concernant celui-ci; le fait que, comme le dit une légende molussienne[9], on lui « bouche les yeux », c’est-à-dire qu’on lui donne d’autant plus de choses à voir qu’il a moins son mot à dire; le fait que l’« iconomanie » à laquelle on l’a éduqué au moyen des images dont on l’inonde systématiquement présente dès maintenant les traits négatifs du voyeurisme, ceux qu’on a l’habitude d’associer à ce concept lorsqu’on le prend dans son sens le plus étroit; le fait que les images, notamment lorsqu’elles submergent le monde, portent constamment en elles le danger de devenir un moyen d’abrutissement, parce que en tant qu’images, à la différence des textes, elles ne révèlent jamais les rapports qui constituent le monde mais se contentent de prélever des lambeaux de celui-ci : ainsi, en montrant le monde, elles le dissimulent.
  À peine l’auteur avait-il achevé ce raisonnement - une simple démonstration qui ne prétendait, bien entendu, proposer aucun remède - qu’il s’entendit traiter de« réactionnaire romantique», et ce par un partisan du juste milieu. Peu habitué à s’entendre qualifier de réactionnaire, il en resta un instant interdit. Un instant seulement, car son contradicteur se trahit immédiatement dans la discussion qui suivit.

Celui qui met expressément en lumière de tels phénomènes et leurs conséquences, expliqua-t-il, cet homme-là critique. Or celui qui critique perturbe à la fois le développement de l’industrie et la vente de ses produits. Il a au moins la naïve intention d’essayer de les perturber. Mais puisque l’industrie et le commerce doivent de toute façon aller de l’avant (nous sommes bien d’accord ?), la critique constitue pour cette raison même un sabotage du progrès. C’est pourquoi elle est réactionnaire.

Je ne pouvais pas me plaindre du manque de clarté de cette explication. Elle prouvait - ce qui me parut particulièrement instructif - la vigoureuse résurrection de l’idée de progrès, dont on pouvait déjà avoir l’impression, immédiatement après la catastrophe de 1945, qu’elle était délibérément organisée. Elle montrait aussi que cette idée, qui avait été autrefois la bête noire des époques de restauration, était devenue l’argument par excellence de la prospérité restaurée. Mais s’agissant de l’épithète de « romantique », je ne lâchai pas mon contradicteur avant qu’il consentît à me répondre que mon « romantisme » tenait au fait que « je restais attaché, avec un entêtement évident, à une conception humaine de l’homme ». Le lien établi en toute innocence entre « entêtement » et « hunain », la supposition restée implicite que l’homme pourrait précisément être défini autrement que comme « humain », mais aussi le fait que cela ne déconcerta aucun de ceux qui participaient à la discussion, tout cela contribua, à mes yeux, à donner à l’incident une allure passablement sinistre.
   La même chose m’est déjà arrivée ailleurs. C’est sûr. Mais il me semble que cette identification du « critique » à un « réactionnaire» est plus répandue en Allemagne que dans d’autres pays. Cela s’explique par le retour des principes de ce régime qui s’était débarrassé de la critique en liquidant les critiques eux- mêmes. Qu’il s’agisse d’une survivance ou d’un renouveau, ces principes, en tout cas, ne sont pas morts. On sait bien que l’identification de la « critique » à la « réaction », le fait de dénoncer les critiques comme des saboteurs réactionnaires, faisait partie de la tactique idéologique du national-socialisme. Le terme populaire de Norgler [pinailleur] avait bien ce double sens. Le « mouvement » [national-socialiste] se glorifiait ainsi d’être le mouvement du progrès: en présentant d’emblée toute critique comme réactionnaire, il s’ensuivait nécessairement que l’objetde cette critique, c’est-à-dire le régime lui-même, devait être progressiste•. Mon contradicteur n’avait pas voulu dire quelque chose de très différent.
   N’exagérons pas toutefois le courage civique nécessaire pour entreprendre aujourd’hui une critique de la technique. Il n’est pas question de faire croire que c’est nous qui donnons une nouvelle actualité au problème de la destruction des machines. Le débat a repris depuis longtemps. La discussion qui se poursuit depuis une décennie pour ou contre la suppression de la bombe atomique est-elle autre chose qu’un débat portant sur l’éventuelle destruction d’un instrument? On se contente, en règle générale, d’éviter les associations trop directes et l’emploi de mots qui jetteraient une lumière trop vive sur ce dont on parle. Car chacun aurait honte de s’exposer au soupçon de vouloir détruire les machines : le scientifique par rapport au profane, l’ingénieur par rapport à l’homme politique, la Gauche par rapport à la Droite, la Droite par rapport à la Gauche, l’Ouest par rapport à l’Est, l’Est par rapport à l’Ouest - vraiment, aucW1 tabou ne fait l’objet d’un plus large consensus que celui de la « destruction des machines », consensus qui serait digne d’un meilleur objet.
   Quand je dis que le débat a repris depuis longtemps, je ne suggère pas le moins du monde qu’on pourrait secrètement le rattacher aux arguments des luttes classiques, remontant plus ou moins à l’époque des« tisserands». Car cette fois-ci- et là réside la différence fondamentale entre le problème de la destruction des machines tel qu’il se pose dans notre révolution industrielle actuelle et tel qu’il se posait dans la précédente-, il ne s’agit en aucun cas d’un débat entre les représentants de deux étapes distinctes du développement de la production. Ce n’est pas l’artisan qui est aujourd’hui menacé par les machines (il n’existe déjà presque plus d’artisans au sens classique, et l’idée d’un travailleur à domicile se révoltant pour pouvoir continuer à fabriquer chez lui des téléviseurs ou des bombes à hydrogène est absurde); ce n’est pas seulement l’ouvrier d’usine qui est« aliéné», comme 2. Comme il se proclamait par avance un avenir« millénaire», c’est-à-dire, en rennes humains, « éternel », il pouvait même traiter le critique de « saboteur de l’éternité», pour faire de lui un sujet infrahumain et sacrilège. (N.d.A.) 20on l’a constaté depuis un bon siècle, mais chacun de nous.
   Chacun de nous, parce que chacun de nous est effectivement un consommateur, un utilisateur et une victime potentielle des machines et de leurs produits. Je dis bien : de leurs produits. Car l’essentiel aujourd’but~ ce n’est pas qui produit, ni comment on produit, ni combien on produit, mais bien plutôt - autre différence fondamentale entre l’ancienne menace et la nouvelle - ce qu’on produit. Alors qu’autrefois les produits n’étaient pas critiqués en tant que produits, jamais en tout cas au premier chef - le combat visait presque exclusivement le monopole de la production industrielle, qui ruinait la petite entreprise ou le travail à domicile -, désormais c’est le produit lui-même qui est en cause, comme, par exemple, la bombe, ou bien encore l’homme d’aujourd’hui, puisqu’il est lui aussi un produit (dans la mesure où il est au moins le produit de sa propre production, une production qui l’altère totalement et imprime en lui, en tant que consommateur, l’image du monde produit industriellement et la vision du monde qui lui correspond).
   La question n’a donc d’emblée plus rien à voir avec la relève d’un mode de production dépassé par un nouveau, ni avec la concurrence entre différents types de travail. Le cercle des gens qu’elle concerne est incomparablement plus étendu qu’autrefois : la question est devenue neutre. Elle court à travers tous les groupes sociaux : la différence entre le problème que la télévision pose à un grand bourgeois et celui qu’elle pose à un membre de la middle class est infime. Et distinguer le problème que la bombe atomique pose à un membre de la middle class de celui qu’elle pose à un prolétaire est complètement absurde. De même qu’il traverse les classes, le problème traverse les pays et les continents. Aucun « rideau de fer» ne l’arrête. D’un côté comme de l’autre, se pose la question brûlante de la transformation ou de la liquidation de l’homme par ses propres productions, qu’on en saisisse l’importance ou non, qu’on en discute ou non - pour ne rien dire des réponses qu’on pourrait lui apporter. Aussi peu crédible ou aussi dépassée que cette affirmation puisse paraître dans l’actuel climat politique de guerre froide, au regard de ces problèmes, les différences entre les «philosophies »politiques respectives des deux mondes (celui qui s’appelle abusivement « libre » et celui dont on laisse entendre à juste 21titre qu’il ne l’est pas) sont d’ores et déjà devenues secondaires. Les effets psychologiques de la technique se soucient aussi peu de ces différences que la technique elle-même. On ne croit plus à la vieille thèse du « one world », mais elle est pourtant confirmée par le fait qu’il faut bien admettre, d’un côté comme de l’autre, cette sinistre vérité: la radioactivité ignore les frontières. C’est donc d’un phénomène indépendant des continents, des systèmes ou des théories politiques, des programmes ou des plans sociaux, que traitent les essais qui composent ce livre : un phénomène déterminant de notre époque, un phénomène époquab. Ce n’est pas sur ce que Washington ou Moscou font de la technique qu’on s’interroge, mais sur ce que la technique a fait, fait et fera de nous, bien avant que nous puissions faire quoi que ce soit d’elle. La technique est désormais notre destin, au sens où Napoléon le disait, il y a cent cinquante ans, de la politique, et Marx, il y a un siècle, de l’économie. Et même s’il ne nous est pas possible de diriger la main de notre destin pour le maîtriser, nous ne devons pas renoncer, malgré tout, à ce projet.
   Je pourrais maintenant sauter au cœur du sujet. Mais avant de le faire, je voudrais encore formuler quelques remarques méthodologiques, ou plus précisément deux avertissements qui me semblent s’imposer, parce que les essais qui vont suivre ne sont ni de simples essais littéraires, ni des analyses philosophiques menées sur un mode universitaire, mais plutôt des exemples de ce qu’on pourrait appeler du vieux nom d’« occasionnalisme», c’est-à-dire d’une« philosophie de l’occasion ».J’entends par là- ce qui pourrait passer au premier abord pour une absurdité - quelque chose comme un hybride de métaphysique et de journalisme : une façon de philosopher qui prend pour objet la situation actuelle, c’est-à-dire des fragments caractéristiques de notre monde actuel, mais pas seulement pour objet, puisque le caractère opaque et inquiétant de ces fragments est précisément ce qui éveille cette façon de philosopher. Le carac- ~ tère hybride du projet impose un style inhabituel d’exposition.
   3. Pour Heidegger, « toute époque de la philosophie a sa propre nécessité à elle » (Question IV, trad. Jean Beaufret et François Fédier, Gallimard, 1976, p. u4). Est donc dit« époqual »ce qui définit à chaque fois la« nécessité» d’une époque, c’est-à-dire chaque mutation de l’essence même de la vérité. (N.d.T.) 22Sans doute le lecteur sera-t-il d’abord désagréablement surpris par le constant changement de perspective qui lui sera imposé, par le passage des «vérités de fait""» aux «vérités de raisonnement*», pour parler comme Leibniz4; ensuite par le fait que, parti de l’examen des phénomènes les plus actuels et en vérité les plus inattendus (les « occasions »), il se retrouvera plongé dans la discussion de problèmes qui (parce que ce sont des problèmes « philosophiques » fondamentaux) lui sembleront n’avoir aucun rapport immédiat avec les occasions en question. Il sera, par exemple, à la lecture du premier essai qui traite d’une nouvelle forme de honte (la honte des hommes devant leurs instruments d’une humiliante perfection), soudain confronté à des discussions métaphysiques rigoureuses sur « la non-identité de l’homme avec lui-même».
   J’ai renvoyé ces discussions, chaque fois que c’était possible, dans les notes qui, de ce fait, sont devenues particulièrement envahissantes. Elles ne sont pourtant pas composées de remarques faites en passant ou d’additions, mais d’idées de moindre importance et de pièces justificatives. Il n’a pas toujours été possible de procéder ainsi, car les recherches proprement dites exigent, elles aussi, d’être menées d’un point de vue philosophique; en outre, reléguer le philosophique « en bas de page » aurait donné à l’exposé un tour qui n’aurait plus été conforme à la vérité.
   Si ces essais n’avaient été que des monographies scientifiques spécialisées, le lecteur aurait bien entendu raison de trouver fâcheuses ces digressions soudaines. Mais en philosophie la « digresst’on » signifie bien autre chose que dans les sciences spécialisées ou dans la vie quotidienne; pour le puriste en matière de philosophie, elle signifie même tout le contraire.
   Afin de préciser ce que nous voulons dire par là, donnons la parole à l’un de ces puristes, c’est-à-dire à un homme qui ·i rejette radicalement la « philosophie de l’occasion » que nous expérimentons ici. « Si tu veux vraiment faire de la philosophie, argumentera-t-il, tu ne peux pas prendre en considération les problèmes spécifiques ou les problèmes du jour; pas plus que les croyants ne peuvent tenir compte d’une créature particulière, ou 4. Cf. Leibniz, Monadologie, § 33. (N.d.T.) 23que celui qui cherche à fonder une ontologie ne peut tenir compte de telle ou telle réalité seulement antiques. En philosophie, ce n’est pas comme au restaurant, on ne choisit pas à la carte. Les jours et les journaux n’existent pas pour la philosophie. Une monographie philosophique est pour elle une contradiction dans les termes. Toute activité consacrée à une question spécialisée ou dictée par l’actualité constitue déjà à ses yeux une digression. En t’enfermant dans le singulier ou même dans l’occasionnel, tu perds le “général”, tu renies le “fondement”, tu voiles le “Tout” - selon le nom que tu donnes à l’objet de la philosophie. Ce faisant, tu renonces à l’ambition même de faire de la philosophie. » « Dans l’essai que tu as consacré à “la radio et la télévision”, tu as introduit des remarques fondamentales sur !'“essence de l’image” », poursuivra+il (car il tente de prévenir les questions délicates, à savoir : sur quoi peut donc bien porter la philosophie et en quoi consiste-t-elle donc, si tout objet déterminé est par avance indigne d’elle?). « En quoi consiste ta digression? Dans les remarques mêmes que tu as introduites? N’est-ce pas plutôt dans le fait qu’au lieu de t’occuper de “philosophie de l’art”

  • non : de philosophie tout simplement -, tu t’es occupé de quelque chose de singulier et d’empirique, à savoir la télévision, et que tu as prétendu en faire l’objet de ta philosophie? Et comme tu as, en outre, pénétré dans un domaine qui (sans même tenir compte de sa trivialité) reste étranger au concept philosophique, ta digression “tire trop sur la corde”. Comprends-moi bien : je donne à cette expression un sens philosophique. Ce sur quoi tu as trop tiré, je veux dire : ce sur quoi tu as tiré trop fort, c’est ton livre. Enraciné dans l’universalité du concept, il peut se révéler plus ou moins élastique, mais son élasticité reste néanmoins limitée : on ne peut pas l’étirer au point de mettre ses conclusions en contact avec les phénomènes individuels les plus contingents comme, par exemple, la télévision. Tu t’étais donc déjà engagé sur le chemin de la digression en choisissant les questions que tu te proposais de traiter. Il serait en revanche
  1. Dans la terminologie de Heidegger, le « questionnement ontologique » renvoie à l’:Ëtre, et le « questionnement antique », celui des « sciences positives», à l’étant tel que ces sciences le déterminent au moment où elles définissent leur objet. Cf. "P.tre et Temps, § 3. (N.d.T.) 24incorrect de considérer tes remarques sur l’essence de l’image comme une “digression”.· Elles t’ont servi à aller au “fond” du singulier; or il est contradictoire de parler d’une “digression fondamentale”. Aussi ne constituent-elles pas une faute philosophique, mais au contraire un véritable acte de contrition : un acte de contrition devant le tribunal de l’idée, une tentative de rachat. » Ainsi parle le puriste.
       Et il n’est pas le seul. D’autres ont formulé la même mise en garde pendant deux mille cinq cents ans. Car en quoi a consisté la passion de la philosophie, celle qui a animé les philosophes les plus divers, si ce n’est à choisir de se détourner avec grandiloquence du contingent, du« mundus sensibilis »,pour se tourner vers l’ « essentiel », le « mundus intelligibilis »? Ce dualisme, c’est-à-dire le postulat implicite de la légitimité de cette scission, a fini par devenir la métaphysique de l’Occident, la métaphysique commune à tous les philosophes. Il est l’hypothèse méta- physique des empiristes eux-mêmes, puisque ceux-ci n’auraient jamais voulu, s’ils ne l’avaient partagée, imposer l’empirisme comme principe et comme fondement. Continuer à obéir à cette voix est, en fait, impossible. Que l’auteur saute de la description des phénomènes concrets et contingents de l’époque à la discus- sion des questions fondamentales et réciproquement, cela prouve bien qu’il a lui aussi du mal à se soustraire à la mise en garde. Mais il a aussi bien du mal à s’y plier.
       S’il en est ainsi, c’est parce que personne ne peut la suivre et parce qu’elle n’a en réalité jamais été suivie par personne. Cet idéal intransigeant est singulièrement irréaliste. I.:obser- vation servile de cette mise en garde étouffe dans l’œuf toute action philosophique. Aussi vraie que puisse être l’idée selon laquelle le philosophe « vit dans le général », la philosophie se distingue de la mystique et de la pure psalmodie du Om bouddhiste dans la mesure où elle ne peut en aucun cas se réduire à contempler fixement le « général »,le « Tout », ou le « fondement » des choses. Celui qui philosophe doit, au contraire, toujours s’emparer de quelque chose, de quelque chose de spécifique, de quelque chose de distinct du fondement, d’une chose qu’il va précisément travailler à approfondir. Bref, l’ exer- cice effectif de la philosophie suppose que le philosophe ignore cette définition intransigeante de l’essence de la philosophie. 25Cette ignorance est la condition même de son existence et de sa continuation. Celui qui philosophe ne séjourne pas seulement dans le monde comme philosophe, entouré du seul horizon de l’ « en général », fasciné par la seule beauté du « Tout », intimidé ou attiré par le « fondement » : il y vit d’abord et avant tout comme l’honnête voisin de ses voisins de palier, il y est né, il y fait l’expérience du besoin et il y mourra, poursuivi, attiré et entouré par une nuée d’heccéités 6 qui sont précisément ce qui l’attire ou le pousse à l’action philosophique. Oui, ces heccéités. Car si elles nous restent plutôt énigmatiques à cause du caractère quel- conque de leur facticité?, du caractère absolument imprévisible et insaisissable de leur existence et de leur être-ainsi, elles ne sont pourtant pas moins au cœur des choses que l’ « en général », le « Tout » ou le « fondement ». Peut-être travaillent-elles même plus profondément qu’eux la réalité : le« Tout» ou le« fonde- ment » ne passent-ils pas précisément pour être les dimensions dans lesquelles toutes les questions finissent par devenir muettes? « Au fond », est-il dit dans le dialogue d’un sophiste molussien, « il est vain d’aller au fond des choses. Car si le fond des choses était leur fondement, elles ne seraient précisément pas ces choses-ci, ces choses singulières arrachées au fond. Il faut rendre raison du fait qu’elles ne sont pas fondées, mais qu’elles sont elles-mêmes : ou bien - qui sait? - peut-être y a-t-il autant de fondements que de choses ? » Si le raisonnement désespéré du sophiste molussien était juste, c’en serait fini de la philosophie (ce qui n’invalide en rien la vérité de sa réflexion). Il serait cependant déplacé d’adopter id sa conclusion. Si nous le citons, c’est seulement pour montrer, à l’aide d’un exemple limite, qu’il se pourrait bien que ce soient le spécifique, le singulier, l’occasionnel qui donnent justement le plus de fil à retordre à la philosophie.
       Une chose est sûre néanmoins : celui qui exclut purement et simplement le singulier de la philosophie en raison de son carac- tère contingent et empirique, celui-là rend stérile sa propre
  2. Hœcceitas: terme qui, chez les scotistes (disciples du philosophe médiéval Duns Scot), sert à désigner ce qui rend chaque être réel singulier. (N.d.T.)
  3. Dans la terminologie de Heidegger, la« facticité» signifie le/ait brut d’être. (N.d.T.)pratique philosophique. Il ressemble à ce philistin qui, avant de s’installer dans sa maison, en mura l’entrée de l’extérieur parce qu’elle était, comme il l’écrivit sur le montant de la porte en agonisant,« quelque chose d’ambigu, un trou dans son abri, une chose à moitié dedans et à moitié dehors », et qu’on retrouva mort de froid sur le seuil.
       Mais laissons là les images. Concrètement, aucun philosophe n’est à même de dire ce qui fait partie ou non de sa maison (si cela était, il se limiterait à psalmodier le Om bouddhiste et aurait donc remplacé la philosophie par la mystique), c’est-à-dire jusqu’à quel degré de particularité empirique il considère qu’il se trouve encore dans les limites légitimes de la philosophie, et à quel moment il commence à outrepasser les limites de sa compétence. S’il croit pouvoir les indiquer, il est néanmoins inca- pable de justifier la délimitation de telles frontières. Il n’est pas du tout certain que la philosophie ait jamais sérieusement affronté cette question. En tout cas, je ne me rappelle pas avoir jamais eu sous les yeux quelque chose comme une histoire de ce qui a été tenu pour «philosophiquement présentable », de ce qui a été considéré comme une proposition philosophique digne d’être soutenue. Si une telle étude existait, ses résultats seraient selon toute vraisemblance humiliants pour les philosophes; car elle trahirait sans doute qu’ils n’ont jamais eu que des critères de choix conventionnels, donc toujours non philosophiques, voire anti-philosophiques. Je doute fort que Hegel ait su dire pourquoi, lorsqu’il a exposé l’histoire mondiale, il a accueilli dans son système tel événement qu’il tenait pour « philosophi- quement présentable », tout en fermant la porte à tel autre qu’il considérait comme un vulgaire prolétaire issu de l’ empirie. Personne ne peut affirmer avec bonne conscience que nous sommes plus avancés aujourd’hui, que la limite est moins floue qu’auparavant. Pourquoi avons-nous, par exemple, le droit, dans le cadre de l’anthropologie philosophique officiellement admise, de philosopher sur l’homme (qui n’est finalement lui aussi qu’une espèce empirique), alors que, si nous écrivions une «philosophie du moustique» ou une« philosophie de l’enfant», nous serions immédiatement soupçonnés de manquer de sérieux? À cela, il n’y a pas de réponse philosophique.Je ne veuxpas contester le fait que les philosophes professionnels croient pour la plupart savoir exactement ce qui est permis dans leur spécialité, jusqu’où ils peuvent aller, et ce qu’il est encore, philo- sophiquement parlant, « convenable» d’y faire. Mais leur assu- rance, loin d’être philosophique, est la plupart du temps l’assurance non philosophique de ceux qui se conforment à l’usage. Et plus ils sont sûrs d’eux sous ce rapport, plus on a raison de se méfier d’eux en tant que philosophes. Ils ont souvent dû payer cher leur assurance. Le spectacle de l’époque post- hégélienne, durant laquelle la plupart d’entre eux ont aban- donné, par crainte du faux pas*, les véritables avancées dans le domaine du singulier et de l’occasionnel à Kierkegaard et à Nietzsche, à Feuerbach et à Darwin, à Marx et à Freud, aux grands savants et même aux grands romanciers qui philoso- phaient en amateurs et souvent ne prenaient même pas la peine d’appeler« philosophie» leur façon de philosopher, ne se gênant pas pour déplacer les panneaux d’interdiction et repousser les limites - ce spectacle n’imposait pas précisément le respect.
       Et quand les philosophes professionnels travaillent aujourd’hui avec assiduité à élire domicile à l’intérieur des limites autrefois repoussées par les non-professionnels et qui ont désormais force de loi, ou bien quand ils annoncent officiellement des « systèmes élastiques» ou prétendent fonder systématiquement l’absence de système, le triste spectacle de ce rattrapage ne compense pas ce qu’on a laissé échapper à l’époque.
       Le lecteur comprendra qu’un amoureux de la vérité, qui prend modèle sur ces grands esprits exempts de préjugés, marche alors droit vers le singulier, laissant en suspens la question de savoir si, et jusqu’à quel point, ce qu’il fait là peut encore s’appeler « philosophie ». Qu’on dise des tomates qu’elles sont des «fruits» ou des« légumes», cela n’a pas d’importance, pourvu qu’elles nous nourrissent. Celui qui philosophe effectivement pousse plus loin son métier quand, dans l’accomplissement même de son travail, il ne se soucie pas de savoir s’il a dépassé les limites de sa spécialité et quand il ignore le sentiment, si fugace soit-il, d’être sorti du cadre d’un ouvrage« ancré dans le princi- piel » et de l’avoir « trop tendu »; bref, quand il ne sait pas s’il s’est ou non égaré. Il considère précisément comme vaines les discussions de principe sur la question de savoir si, et chez qui, 28telle ou telle considération s’appelle encore «philosophie». Ce sont les choses mêmes qui décident. Il s’intéresse aussi peu à la philosophie que l’astronome à l’astronomie. Ce dernier s’inté- resse avant tout aux astres, et c’est pour cette raison qu’il se consacre à l’astronomie. Qu’il s’agisse bien de philosophie, voilà le dernier des soucis de ceux qui philosophent. C’est un peu comme pour la chasse : que ceux qui philosophent relèvent ou non de la catégorie des philosophes professionnels, ce n’est pas cela qui compte. L’important, c’est seulement ce qu’ils rappor- tent de leurs digressions, de leurs excursions : est-ce ou non quelque chose de nourrissant? On comprendra mieux maintenant pourquoi nous avons prévenu que, plus l’ « ouvrage » est tendu, plus grand est le danger d’une « détente en retour ». Autrement dit, il arrivera sans cesse au lecteur, quand il se trouvera au beau milieu de l’examen d’un phénomène actuel, d’en être tout à coup extirpé et plongé dans l’obscurité de questions philosophiques fondamentales pour, à peine y aura-t-il détendu ses jambes, être renvoyé en sens inverse sur le front de l’actualité.
       À cette première mise en garde s’en rattache étroitement une seconde : avant même de se révéler inhabituelle, elle semblera plus choquante que la première. Elle porte moins sur les objets « trop singuliers » eux-mêmes que sur la manière de les exposer. Les exposés qui vont suivre, du moins certains d’entre eux, donneront une impression d’ « exagération ». Et cela pour la simple raison que ce sont effectivement des« exagérations». Je donne naturellement à ce terme, puisque je le conserve malgré tout, un sens différent de son sens habituel : un sens heuristique. Qu’est-ce que cela signifie? Qu’il y a des phéno- mènes qu’il est impossible d’aborder sans les intensifier ni les grossir, des phénomènes qui, échappant à l’œil nu, nous placent devant l’alternative suivante : « ou l’exagération, ou le renonce- ment à la connaissance ». La microscopie et la télescopie en sont les exemples les plus immédiats, qui cherchent à atteindre la vérité au moyen d’une image amplifiée.
       Dans quelle mesure, maintenant, une telle « exagération » est- elle aussi requise concernant nos objets? Pourquoi les phéno- mènes sur lesquels porte notre recherche sont-ils si indistincts àl’œil nu? Dans quelle mesure refusent-ils d’apparaître, au point qu’on ne puisse parler d’eux que de façon outrée? La réponse à ces questions est fournie, au moins d’une manière indirecte, par le sous-titre de notre livre. Ce sous-titre, qui résume le problème auquel sont consacrés les différents essais composant le livre, est le suivant : « Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle ». Ou, plus précisément : « Sur les métamorphoses de l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle ».
       Cette révolution n’a pas commencé hier. Il y a bien longtemps qu’elle a imposé à l’âme les conditions matérielles de cette méta- morphose, et elle lui en impose chaque jour de nouvelles. Mais cela signifie-t-il que l’âme avance au même rythme que la modifi- cation continuelle de ces conditions? Ce n’est pas le cas.
       Il serait plus juste de dire que rien ne nous caractérise davan- tage, nous, les hommes d’aujourd’hui, que notre incapacité à rester spirituellement « up to date » par rapport au progrès de notre productt"on, c’est-à-dire à changer au même rythme que nos propres produits, et à rattraper dans le futur (que nous appelons notre « présent ») les instruments qui ont pris de l’avance sur nous. Par notre liberté prométhéenne illimitée de produire toujours du nouveau, liberté à laquelle nous payons le tribut d’une pression qui ne se relâche jamais, nous avons
  • en tant qu’êtres temporels - procédé en dépit du bon sens, si bien que, maintenant, nous sommes en retard sur ce que nous avons nous-mêmes projeté et produit, nous progres- sons lentement, avec la mauvaise conscience que nous inspire l’ancienneté du chemin que nous suivons, quand nous ne nous contentons pas de traîner comme des sauriens hagards au milieu de nos instruments.
       Si la grande idée du surréalisme a été de réunir des éléments complètement disparates, contradictoires, voire fatals l’un pour l’autre, et de les placer dans une interdépendance qui les paralyse mutuellement, alors il n’y a pas de réalisation plus « classique» du surréalisme que l’ensemble formé par une « computing machine» et l’homme qui se tient devant elle.
       30Va-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit, l’écart chaque jour plus grand qui les sépare, nous l’appelons le« décalage prométhéen».
       Ce« décalage» n’est naturellement pas resté inconnu. Il a été envisagé, par exemple, dans la doctrine marxiste de la « super- structure », et en particulier dans la discussion sur la différence de rythme entre la « superstructure » et l’ « infrastructure ». Mais seulement envisagé. Car le« décalage» auquel le marxisme s’est intéressé n’est qu’un cas parmi d’autres; il n’est qu’un élément d’un ensemble beaucoup plus vaste, au sein duquel on peut distinguer des phénomènes de décalage extrêmement diversifiés. À côté de la différence traitée par le marxisme entre, d’un côté, les rapports de production et, de l’autre, les théories (« idéolo- giques »), il y a, par exemple, les décalages entre l’action et la représentation, entre l’acte et le sentiment, entre la science et la conscience, et enfin - surtout - entre l’instrument et le corps de l’homme (qui n’est pas fait sur mesure pour le « corps » de l’instrument). Tous ces « décalages », dont chacun jouera son rôle au cours de la présente recherche, correspondent à une même structure : celle de l’ « avance » ou du « retard » de l’une de nos facultés sur une autre; tout comme la théorie idéologique est en retard sur les rapports effectifs, la représentation est en retard sur l’action: nous sommes capables de fabriquer la bombe à hydrogène, mais nous n’arrivons pas à nous figurer les consé- quences de ce que nous avons nous-mêmes fabriqué. De la même manière, nos sentiments sont en retard sur nos actes : nous sommes capables de détruire à coups de bombes des centaines de milliers d’hommes, mais nous ne savons ni les pleurer ni nous repentir. C’est ainsi que, dans un écart maximal, le corps humain reste finalement à la traîne, bon dernier, retardataire honteux, encore drapé aujourd’hui dans ses haillons folkloriques et mal synchronisé avec ceux qui marchent en tête.
       Chacun de nous est donc constitué d’un certain nombre d’individus plus ou moins vieux qui marchent tous selon un rythme différent. Ce n’est là qu’une image, mais elle est assez forte pour donner le coup de grâce à l’idéal du xrx• siècle, par ailleurs déjà affaibli, d’une« personnalité harmonieuse».
       De fait, cette a-synchronicité des différentes « facultés » humaines et surtout l’a-synchronicité des hommes avec leurs 31produits, c’est-à-dire le« décalage prométhéen», sont deux des thèmes principaux de notre travail. Nous n’en souscrivons pas pour autant à la thèse courante, habituellement considérée comme allant de soi, selon laquelle l’ensemble des cadences humaines devrait se régler sur celle du changement dans la production. Nous ne contestons pas en revanche le fait que les produits font tout pour uniformiser les rythmes des hommes. Nous ne contestons pas non plus le fait que les hommes cher- chent fiévreusement à satisfaire cette exigence. La question est précisément de savoir s’ils y parviennent, et même tout simplement s’il est légitime qu’ils s’y efforcent. Car il serait tout à fait concevable que la transformation des instruments soit trop rapide*, bien trop rapide* 8 ; que les produits nous demandent quelque chose d’excessif, quelque chose d’impossible; et que nous nous enfoncions vraiment, à cause de leurs exigences, dans un état de pathologie collective. Ou bien, dit autrement, du point de vue des producteurs : il n’est pas complètement impossible que nous, qui fabriquons ces produits, soyons sur le point de construire un monde au pas duquel nous serions incapa- bles de marcher et qu’il serait absolument au-dessus de nos forces de « comprendre », un monde qui excéderait absolument notre force de compréhension, la capacité de notre imagination et de nos émotions, tout comme notre responsabilité. Qui sait, peut-être avons-nous èléjà construit ce monde-là? Finalement, bien que sa capacité de produire ne connaisse aucune limite formelle, l’homme est aussi un type morphologique plus ou moins fixé, c’est-à-dire plus ou moins limité dans sa capacité d’adaptation; un être qui ne peut, par conséquent, être remodelé à volonté ni par d’autres puissances ni par lui-même; un être dont l’élasticité ne peut pas être éprouvée ad libitum. Il est déjà évident qu’en tant qu’acteur, il jouit d’incomparablement moins de liberté et se heurte bien plus vite à des limites inflexibles qu’en tant que concepteur de décors ou fabricant d’accessoires « créant librement » son monde historique. Et ce n’est ni un simple hasard ni un signe de dilettantisme philo- sophique si, malgré le jeu des vicissitudes formidablement
  1. Voir larticle del’auteur « Über die Nachhut der Geschichte » [« Sur l’arrière- garde de l’histoire »], Neue Schweb:.er Rundschau, décembre 19s4. (N.d.A.) 32variées de l’histoire, la question se présente à nouveau de savoir si « l’homme a changé » et s’il change encore. Une critique des Hmites de l’homme, et pas seulement des limites de sa raison mais de toutes ses facultés (de son imagination, de ses senti· ments, de sa responsabilité, etc.), me semble être ce qui manque vraiment aujourd’hui à la philosophie, puisque la façon de produire propre à l’homme semble avoir pulvérisé toute limite, et puisque cette pulvérisation spécifique des limites a rendu d’autant plus visibles les limites que rencontraient encore les autres facultés. Les spéculations vagues sur notre finitude qui ne prennent pas pour point de départ fi"otre dénuement mais exclusivement notre mort (laquelle, bizarrement, paraît méta- physiquement plus présentable que notre faim) ne suffisent plus aujourd’hui. Les limites de l’homme exigent d’être vraiment tracées à partir de l’homme tel qu’il est.
       Maintenant, quel est le rapport des réflexions qui précèdent avec la présentation de nos interprétations comme des « exagé- rations»? Notre propre métamorphose a pris du retard en raison du « décalage prométhéen » : nos âmes sont restées très en retrait par rapport à la métamorphose qu’ont connue nos produits, et donc notre monde. Cela signifie qu’elles présentent beaucoup de traits ambigus, et que certaines d’entre elles ne sont encore qu’à l’état d’ébauche; seule une minorité d’âmes a pris un contour précis et s’est articulée au monde qui l’entoure désormais (c’est- à-dire à la deuxième révolution industrielle). En fin de compte (car les tentatives que l’on qualifie d’aberrantes sont toujours aussi des cas de relative « réussite »), il peut y avoir des tentatives de métamorphose dont la réussite a été compromise par le carac- tère fatalement rigide de notre imagination ou de nos sentiments et par la limitation de leurs capacités, et qui par conséquent ne sont pas immédiatement reconnaissables; elles ne peuvent être identifiées qu’indirectement, à l’occasion d’un comportement panique ou de tout autre comportement pathologique, en tant qu’exemples de synchronisations ratées. On a pu prendre connaissance dans la presse américaine, il y a quelques années, du cas d’un pilote de bombardier qui, après avoir en toute inno- cence dévasté, avec beaucoup d’autres, au cours des hostilités, 33campagnes et villes, cherchait maintenant, une fois la guerre passée, « à prendre toute la mesure de ce qu’il avait fait », essayant ainsi de« devenir (en se fondant sur ses actes) celui qu’il était»; et qui finalement, bouleversé, se réfugia dans un monas- tère, parce qu’il n’avait pas réussi à se synchroniser avec lui- même et n’avait donc pas su développer son âme et l’élever« à la mesure de l’époque». Cette victime de l’époque n’a pas été et ne restera certainement pas la seule de son genre. Son« I still don’t get it » [«Je ne comprends toujours pas »), qu’ont publié les journaux un an après sa retraite, témoigne exemplairement, dans sa simplicité, de l’effort désespéré par lequel il cherchait, en véritable porte-parole de l’humanité actuelle, à se retrouver lui-même9.
       Telle est donc la situation : en raison de leur « décalage », les âmes de cette époque qui est la nôtre sont encore « in the making », c’est-à-dire non encore achevées, et comme en même temps elles refusent toute forme définitive, elles ne seront jamais achevées. Lorsqu’on cherche pourtant, comme nous le faisons ici, à faire le portrait de ces âmes, on court évidemment le danger de prêter à des visages qui en fait n’ont encore ni forme ni pro- fil une physionomie aux traits trop affirmés; de leur donner trop de relief par rapport au moment où la photo rendra son verdict; de faire passer des caricatures pour des reproductions; donc d’exagérer.
       Mais si l’on renonce à une telle exagération, si l’on néglige de pousser à son terme cette transformation que les âmes peinent à accomplir, si l’on ne présente pas comme déjà atteint l’objectif de la métamorphose {qui n’est souvent qu’un objectif vers lequel on tend et qu’on n’atteint pas complètement, voire pas du tout), alors on court le danger inverse de s’interdire de reconnaître l’existence même d’une direction. Cette exagération est d’autant plus légitime que la tendance actuelle consùte à stimuler la méta- morphose à l’aide de moyens susceptibles de l’accélérer, tels que le « human engineering>~. Notre exposé « outrancier» n’est donc
  2. Ce cas de« non-identité avec soi-même» montre très précisément comment le fait même du « décalage » peut entraîner dans la pratique des traumatismes ou des idées fixes névrotiques. Il ne serait absolument pas aberrant de chercher aujourd’hui des causes technologiques aux dérangements de l’âme. (N.d.A.) 34qu’un reflet partiel de l’« exagération » qui a réellement lieu aujourd’hui : il n’est que l’exposé outrancier de ce qui a déjà été réalisé dans l’exagération.
       Voilà comment s’articulent le« décalage» et l’« exagération». On ne peut plus nous soupçonner à présent de rechercher quoi que ce soit de sensationnel en employant ce terme d’ « exagé- ration ». Passons donc sans plus attendre à notre premier exposé outrancier : celui de la « honte prométhéenne ».